La précarité du bonheur présent
Au sujet de la conservation des traces relationnelles, j'ai conclu mon précédent texte par cette précision : « j'ai constamment gardé à l'esprit ceux qui, pour diverses raisons tragiques, perdent toute trace matérielle de leur passé.
Je pensais tout particulièrement aux personnes actuellement soumises à des conflits terrifiants et abominablement destructeurs : Ukraine, Gaza. Inutile de chercher à préciser la douleur insondable de l'anéantissement, qui peut aller bien au-delà des pertes matérielles.
Je pensais aussi aux personnes qui voient disparaître leurs souvenirs dans un incendie ou une inondation catastrophique, tels que ceux que l'on voit s'amplifier année après année.
Je pensais enfin à toutes ces situations auxquelles je ne pense pas, parce que moins médiatisées, moins "proches", moins présentes.
Pourquoi mentionner ces tragédies, alors que je ne peux rien y changer ? Peut-être pour relativiser la portée de mes propos d'homme blanc sans souci, aux préoccupations bien légères. Des soucis de personnes disposant des conditions matérielles leur permettant de les prendre en considération. Des soucis de privilégié.
Vouloir conserver la trace de moments de cogitations et de partage de ressentis ? La belle affaire !
Et pourtant je me dis qu'il y a là quelque chose d'important. Que, d'une certaine façon, chercher à comprendre l'altérité, à s'entendre, à entrer en résonance, reste essentiel. Littéralement. Les préoccupations que j'évoque, assurément moins fondamentales que les besoins existentiels de base, représentent en quelque sorte l'opposé : l'accomplissement. Ce qui fait que l'existence a un sens, autre que seulement survivre et perpétuer l'espèce. C'est pourquoi, fort de cette conscience et du privilège de pouvoir penser librement, j'ai régulièrement besoin de mettre en évidence la précarité du bonheur présent.