Choisir entre liberté et sécurité relationnelle
Jusque fort tard dans la nuit (ou tôt ce matin...), j'ai eu une passionnante discussion avec une ex-collègue de travail retrouvée lors d'une fête d'anniversaire. Il fut question de sécurité et de liberté en matière de relations fortement co-investies. Disons les relations de type amoureux, pour simplifier.
Après avoir abordé, plusieurs heures durant, différentes facettes de nos perceptions du monde actuel, nous en sommes arrivés à parler de nos vies affectives. Entre autres points communs, nous avons celui de vivre seuls. Par quelle bifurcation conversationnelle ai-je été conduit à évoquer l'heureuse nostalgie ressentie en regardant une photo de ma petite famille, lorsque j'avais 30 ans ? Je ne sais plus mais, à partir de là, lui montrant ladite photo, je lui expliquai que les jeunes enfants visibles, d'une certaine façon, n'existaient plus. Je ne peux plus interagir avec eux, voir leur bonne bouille, les regarder vivre avec leur candeur, les porter dans mes bras. Ces enfants, aujourd'hui adultes, sont pourtant bien vivants. Cependant, s'ils sont la continuiation de ce qu'ils étaient étant petits, ils ne sont plus ces petits-là, qui ont disparu de mon existence. Noémie, l'ex-collègue, n'ayant pas d'enfants, avait du mal à saisir mon raisonnement. Elle me demanda ce qui me manquait de cette époque, puisque je parlais de nostalgie,. Tentant de discerner ce ressenti, j'en vins rapidement à supposer que, probablement, c'était la cellule familiale que nous constituions à cinq. Désormais les cinq éléments vivent séparément, chacun de son côté, tout en restant reliés. La cellule originelle est dissociée, fragmentée... ce qui est absolument dans l'ordre des choses ! Noémie me demanda alors, sans que j'ai anticipé sa question : « comment en es-tu venu à divorcer ? ».
Bigre ! Alors que pendant plusieurs années Noémie et moi nous sommes côtoyés quotidiennement, prenant souvent nos repas ensemble en tête à tête, portés par des discussions chargées de sens, jamais nous n'étions entrés dans ce registre. De manière générale je ne parle pas de ma vie affective avec mes collègues, me contentant de signifier que je vis seul depuis très longtemps. Parfois je glisse, lorsque de nouvelles jeunes collègues évoquent leur conjoint ou leur vie de famille, qu'autrefois je fus marié. Hormis un subtil signe d'étonnement, cela ne suscite pas de questions. Le cadre professionnel n'est pas le lieu le plus approprié pour entrer dans le registre intime. Et si déclarer avoir des enfants peut être source de questions, se dire célibataire n'engendre strictement aucune réaction.
Comment en suis-je venu à divorcer, donc ? Difficile d'éluder face à une question aussi directe. J'ai senti qu'avec Noémie je pouvais me livrer sincèrement. C'est d'ailleurs ce qu'elle attendait de moi et n'aurait pas laissé passer une réponse fuyante sans me montrer qu'elle n'était pas dupe.
Diantre... par quoi commencer ? Comment expliquer par quel long processus, en partant d'une jolie rencontre amoureuse à 19 ans, on en arrive à un divorce après vingt-trois ans de mariage ? La simple ébauche de cette narration fascina mon interlocutrice qui, de son côté, me précisa son vécu : une succession de relations et expériences diverses, se soldant par autant de ruptures. Si bien qu'au sortir de la quarantaine elle se retrouve célibataire et en questionnement. D'où son intérêt par rapport à mon parcours sentimental radicalement différent du sien.
Reprenant mon récit je décrivis à Noémie le cheminement qui me conduisit, à 38 ans, à m'ouvrir à d'autres univers féminins que le seul qui m'avait été accessible jusque-là : ma conjointe. Je lui décrivis brièvement la succession de "rencontres" qui, par le biais d'échanges écrits par internet, puis de correspondances de plus en plus approfondies, m'avaient permis d'enrichir considérablement ma connaissance des dynamiques relationnelles et affectives. Intriguée, Noémie m'écoutait attentivement en hochant la tête de temps en temps. J'en vins enfin à aborder l'élément central : une rencontre beaucoup plus déterminante que celles qui avaient précédé - tout importantes qu'elles fussent - fit basculer une puissante amitié, construite par deux ans d'une correspondance fertile, du côté désirant et amoureux. Avec de rares rencontres à la clé, mais sur des durées de plusieurs jours. Une situation qui, après moult discussions, remises en questions, péripéties et ultimatums, devint insupportable pour mon ex-épouse, qui demanda le divorce. Je compris sa décision.
Du tac au tac Noémie renchérit : « mais à l'origine, qu'est-ce qui te manquait dans ton couple pour que tu ailles le chercher ailleurs ? ». Des échanges approfondis, précisément. Et puis, à un niveau moins conscient et davantage refoulé, une insatisfaction sexuelle. « Que craignait ta femme ? » Difficile de répondre à sa place mais j'ai attribué cela à un doute existentiel : mon intérêt pour une autre - alors même que j'exprimais mon souhait de voir durer le couple conjugal - créait une sensation de concurrence et de moindre importance.
À plusieurs reprise Noémie me précisa que ses questions visaient à éclaircir ce qui faisait écho à sa propre expérience relationnelle. Elle hasarda une piste : « Est-ce que ça touchait à sa sensation de sécurité ? ». C'est là qu'elle m'expliqua le lien qu'elle établissait entre sécurité et liberté en matière relationnelle.
L'échange prit un tour plus fervent lorsque, rebondissant sur ce thème, je lui avouai mes propres craintes à l'époque du choix : suivre un chemin de liberté, c'était menacer la sécurité que m'apportait le lien conjugal. Si je persistais dans mon choix de suivre mes envies, je perdrais la relation de couple, avec toutes les conséquences sur la vie familiale. Plus trivialement, j'avais hautement conscience du risque de me retrouver seul durablement, potentiellement jusque dans la vieillesse. Je lui racontais alors ce que m'avait un jour narré une amie, qui avait été confrontée à une situation similaire. Elle m'avait expliqué : tu es comme un cheval qui voit, au delà de la barrière, de vastes horizons attirants. Si tu sautes la barrière, tu auras la liberté de les parcourir. Si tu as peur de sauter, alors tu resteras dans la sécurité... mais tu te priveras de l'élan de vie.
J'ai sauté la barrière. D'une certaine façon j'ai donc renoncé à la sécurité pour accéder à la liberté. « Aujourd'hui, regrettes-tu ce choix ? » me demanda Noémie. Non, je ne le regrette pas. J'en déplore toutefois les conséquences. Elle acquiesça.
Je conclus mon récit par une particularité notable : lorsque je fus contraint de me déterminer je n'avais plus aucune sécurité relationnelle. Ni d'un côté ni de l'autre, chacune des deux ayant choisi de se retirer.
Noémie me fit alors part de son grand étonnement. Non seulement elle découvrait de ma personnalité des aspects qu'elle ignorait, et qu'elle n'imaginait pas du tout de moi, mais surtout elle se montra impressionnée par le courage dont j'ai alors, à ses yeux, fait preuve. Un courage rare, selon elle, consistant à choisir la liberté plutôt que la sécurité. Elle me le répéta plusieurs fois, avec insistance.
Je lui retournai alors la réflexion, cherchant à bien saisir ce qu'elle entendait par "sécurité". Elle convint que c'était surtout une question de sensation de sécurité, propre à chacun. Autant la notion de liberté peut être assez consensuelle, autant celle de sécurité va dépendre d'un parcours personnel et d'expériences vécues. Et cette sensation de sécurité, qu'elle m'avoua chercher dans le relationnel amoureux, paradoxalement, elle constate la ressentir davantage en célibataire. Comme si le fait d'être "rassurée" par la présence d'une relation active ouvrait une béance : et si un jour j'étais abandonnée ? Ainsi, la simple perspective de perte potentielle d'une sécurité (apparente) deviendrait par elle même menaçante pour le sentiment de sécurité. Inversement la vie solitaire serait moins insécurisante, parce que non soumise au risque de perte : on ne perd pas ce qu'on n'a pas.
On peut toutefois perdre la liberté qu'offre la solitude, comme le chantait Moustaki. Il peut donc être considéré comme plus sécurisant de rester célibataire.
Nous conclûmes par le fait que la vie en solo peut être vécue sereinement, libre et sans insécurité... pour autant que l'on soit capable de l'assumer. Ce qui n'est peut-être pas donné à tout le monde. Il y a là une part de responsabilité personnelle, consistant à faire en sorte de surmonter d'éventuelles insécurités antérieures, issues d'expériences relationnelles difficiles ou traumatisantes. Quant à la sérénité, nous avons convenu qu'elle était un effet secondaire de la sécurité ressentie en soi.