Souvenirs pour le futur
Il s'est dit pas mal de choses qui m'ont intéressé dans les commentaires qui ont suivi mon dernier post. Entre garder et jeter se retrouve la problématique du tout ou rien, du passé et du présent, du choix et du renoncement... Autrement dit bien des choses qui entrent en résonnance avec mes questionnements actuels.
En soi il n'y a pas de bonne ou de mauvaise façon de faire. C'est une attitude personnelle, qui dépend probablement moins d'un vrai choix que d'un héritage inconscient. Et chaque choix a incontestablement avantages et inconvénients.
Tout cela m'interpelle à l'heure ou je comprends qu'avancer demande de se détacher du passé. Détachement... attachement... liens... Liberté ?
Le passé est un repère. Il est porteur d'explications sur le présent ressenti. Mais il peut aussi, du moins pendant certaines phases critiques, être une entrave. En fait c'est le moment du détachement qui est difficile à vivre. Quand je choisis de laisser le présent s'enfoncer dans le passé, je renonce à le faire durer. Trouver un objet et le jeter, c'est choisir de me détacher de ce qu'il représente. C'est déclencher le processus de l'oubli. Quand il s'agit de vieux journaux ou de casseroles percées, ça n'a guère d'importance immédiate. Mais à un second niveau de conscience, ce n'est pas les objets eux-mêmes qui ont de l'importance, mais le fait qu'ils aient été gardés. C'est un indicateur d'une certaine façon de voir le monde. Quelqu'un qui garde des boites entières de "vieux clous rouillés à détordre" trahit un certain rapport aux objets. Est-ce la peur de manquer ? Une pingrerie maladive ? Un souci de non-gaspillage ? Une incapacité à jeter ? Autant d'éléments qui indiquent, à travers celui qui agit ainsi, une part de son histoire. Donc de la mienne, s'il s'agit d'un de mes ascendants.
La mémoire transgénérationnelle passe aussi par ce genre de détails pratiques. Les enfants d'un parent qui jette, ou au contraire qui garde, sont influencés dans leur façon de voir le monde. Cela peut jouer sur la confiance en l'avenir ou sa crainte, un attachement au passé, un esprit plus ou moins conservateur ou aventurier. Cela peut aussi indiquer une tendance sédentaire, propice à l'accumulation, ou au contraire une grande mobilité qui oblige à renoncer souvent. A couper avec le passé. Modes de vie signifiants.
Mon grand-père gardait tout (les boites de clous rouillés, c'est lui) et ma mère a passé des années à faire le tri dans une quantité d'objets, de meubles, de papiers. Faire le tri pour distinguer ce qui était important de ce qui était sans aucun intérêt. Elle a ainsi gardé tous les dessins de son père, artiste qui ne développa jamais son talent. En particulier des croquis faits dans un camp de prisonniers en Allemagne, durant la première guerre mondiale. D'une certaine façon ces dessins ont une valeur patrimoniale certaine, voire historique. D'un autre côté... à quoi ça sert ? Qui peut bien se préoccuper des conditions de vie dans les baraquements d'un camp il y a presque un siècle ?
Moi !
J'aime savoir ce qu'à vécu ce grand-père auquel je ressemble tant, paraît-il. J'aime savoir d'où je viens et comprendre peut-être un peu le regard que m'a mère à porté sur moi, y compris jusque dans les projections qui ont contribué à me donner une identité. Ce grand-père dessinateur fustré (sa mère le lui interdisait), volontiers rêveur, mais aussi un peu fantasque malgré les brides qu'il a portées toute sa vie, c'est une part de moi. C'est le père de ma mère, elle qui a cherché une stabilité avec mon père si sérieux et carré. J'ai "choisi" le côté maternel de mon ascendance plutôt que celui de mon père. Je suis assez fantaisiste, volontiers attaché au passé, et je trouve une légitimité à mes manies de tout garder dans le comportement de ce grand-père. Physiquement je lui ressemble un peu, j'ai certaines de ses expression, mais c'est surtout dans ma façon d'être que l'analogie frappe ma mère. Peut-être en ai-je fait une sorte de modèle sans même en avoir conscience. Dans ce que ma mère à gardé de lui je retrouve mes racines. Il était artiste, bricoleur, photographe assidu (dans les années 30 !), sensible, émotif, observateur du temps qui passe et des évolutions du progrès. Probablement un homme avec qui je me serais très bien entendu, s'il n'était pas mort quand j'avais six ans.
J'ai une affection particulière pour lui, et probablement parce qu'il a gardé tant de choses pour me le rendre "présent". Je me souviens de ses milliers de photos sur verre (fantastique stéréoscopie !) qui me plongeaient dans un passé inacessible, mais qui semblait tellement vivant. Tellement évocateur d'une époque dont je me sentais "proche". Il y photographiait sa famille, son travail, les paysages qu'il aimait. Et aussi les grands chantiers de sa ville, manifestement avide d'observer des processus évolutifs. Dans son bric à brac de souvenirs, j'ai trouvé une partie de mes racines, mais aussi de ma sève. C'est, de mes grands parents, celui qui m'a légué le plus de souvenirs, de traces. Et c'est pour moi un très précieux héritage.
De lui j'ai probablement conservé ce désir de témoigner d'un présent en évolution. Et de léguer à ma descendance de quoi assouvir son éventuelle curiosité.
- A lire, dans la même veine: Rétablir l'ordre intérieur, dans "Un jour à la fois"
Cette fenêtre à beau témoigner du passé,
il ne sera pas absolument nécessaire de la conserver...