La surprise de Pénélope
Il y a une douzaine d'années j'habitais un autre village, dans d'autres collines, au pied des montagnes. J'y avais grandi, l'avais quitté pour la ville lorsque je m'étais marié, puis étais finalement revenu m'y installer avec ma douce épouse Charlotte. Nos enfants y sont nés, sont allés à la même école de campagne que moi, et ont parfois été amis avec les enfants de mes anciens copains. A l'école, à l'heure des parents, il y avait toujours un temps pour discuter en attendant la sortie des classes. C'est là que des affinités parentales se nouaient, selon une subtile distinction socio-culturelle. Nous y avions notament rencontré Pénélope, dont la fille était dans la même classe que notre fils. Pénélope et Charlotte se connaissaient bien, même si elles n'ont pas été ce qu'on peut appeler "amies". Elle s'appréciaient.
Récemment ma mère à rencontré Pénélope, toutes deux habitant encore ce village. Et comme à son habitude Pénélope à demandé quelques nouvelles de la famille et des enfants. Ma mère lui a répondu... sans entrer dans des détails fâcheux. Mais Pénélope à dit qu'elle aurait bientôt l'occasion de se rendre dans le village où je réside actuellement, et qu'elle viendrait nous voir. Là ma mère s'est vue contrainte de dire que... ben... ça ne serait pas facile puisque nous sommes séparés et que Charlotte n'est plus là. Pénélope, visiblement abasourdie, s'est écriée « non, pas eux ?!! ». Ma mère l'a sentie bouleversée.
C'est la réaction qu'ont eue pas mal de gens qui nous connaissaient. « Pas eux !!! ». Il semble qu'on nous percevait comme un "beau couple", aimant et uni, solide, et pas du tout susceptible de sombrer dans ce qui est généralement perçu comme un naufrage.
Ils n'avaient pas tort tous ces gens qui nous connaissent. Nous étions bien un couple aimant, uni et solide. On dit même que j'avais l'air toujours amoureux de Charlotte... Mais justement, ça n'empêche pas forcément une séparation. Au contraire...
A ce sujet je discutais hier soir avec mon fils aîné (qui a bien grandi depuis l'école primaire...) et nous échangions nos points de vue sur la nouvelle situation familiale. Entre autres je lui expliquais ce que j'avais dit à ma mère la veille, suite à la surprise de Pénélope : oui, c'est vrai, c'est triste de s'être séparés. C'est dommage... et cependant je crois que c'est un acte de courage. Car paradoxalement nous nous sommes séparés par amour et par respect. Nous nous respections, soi, l'autre, et le couple, et ne voulions pas rester ensemble pour des raisons matérielles, de confort, ou par peur de nous retrouver seuls. Notre amour valait mieux que des accomodements bancals.
Alors chacun s'est déterminé en toute conscience, en prenant bien le temps de réfléchir, avec un dialogue constant. Chacun a fait ses propositions, énoncé ce dont il avait besoin, et ce qu'il n'accepterait pas. Les incompatibilités sont apparues, incontournables, et aucun de nous n'a renoncé à ses besoins vitaux. Chacun a lutté pour trouver des solutions, manifestant son attachement à l'autre et au couple. Mais nous n'avons pas trouvé l'accord impossible. Certes le couple était très important à nos yeux, mais il ne passait pas avant l'équilibre personnel. Donc nous ne pouvions que nous séparer. Malgré l'affection et la tendresse qui existaient entre nous.
Oui, ça a été déchirant de prendre la décision, et surtout de l'annoncer à l'autre, les yeux dans les yeux. Voir dans le regard de Charlotte son effondrement. Atroce. Des instants gravés comme étant les pires, par la douleur infligée à l'autre aimé.
Ensuite, une fois admis la réalité des faits, ce n'était qu'une question de temps pour faire ça "proprement". Toujours dans le respect de l'autre et du couple. Détisser les liens, voir s'installer le repli amer de la désintimité, mais aussi préparer la désarticulation du cadre familial. Du cadre seulement, parce que la cellule familiale évolue, certes, mais demeure active et bien vivante.
Ça n'a pas été sans tiraillements, tensions, et ajustement. Ça n'a pas été sans douleur non plus, mais celles-ci ont sans doute été réduites au minimum. C'est ce qui me fait dire que cette séparation est une réussite.
Cependant, puisque j'ai maintenant quelques années de recul sur ce processus, je disais à mon fils que tout cela était en germe depuis très longtemps. Depuis le tout début du couple, et même avant que nous nous rencontrions. La crise qui a mené à la séparation n'était que le dernier acte d'un enchaînement d'origine très lointaine. Et si Charlotte à si rapidement parlé de décisions radicales c'est parce qu'elle perçevait déjà, avant moi, une certaine usure du couple et du désir commun. Elle ressentait une lassitude avant même que je commence à manifester les premiers signe de frustration.
D'une certaine façon elle a saisi l'occasion pour jouer au quitte ou double (et probablement régler des comptes avec son histoire personnelle puisque ses parents, eux, n'ont jamais voulu se séparer alors qu'ils pourissaient leur vie et celle de leurs enfants). Moi je n'avais pas eu le temps de me rendre compte que je commençais à m'ennuyer dans ce couple. Je ne l'ai réalisé que lorsque la crise à éclaté et que j'ai cherché à en comprendre les raison. Là seulement l'évidence m'est apparue : il me manquait quelque chose d'essentiel et je l'ignorais. Mais c'était "trop tard" puisque je m'étais ouvert sur l'extérieur et, en nouant des liens d'intimité avec le féminin, avais trouvé ce qui me manquait. Désormais je savais.
Et non seulement je savais, mais je vivais.
Enchainement de circonstances dont, avec le recul, il pourrait paraître simple de dire qu'il aurait pu en être autrement. Oui, il aurait été possible de faire autrement, si seulement...
Mais ça ne s'est pas passé ainsi. Nous n'avons pas vu passer le moment où nous pouvions nous ressaisir ensemble, tout simplement parce que nous n'avions pas conscience de ce qui se passait. Et même, aurions-nous vraiment mesuré l'ampleur des changements à effectuer ? Nous auraient-ils été possibles ? Aurions-nous compris tout ce que nous avons mis à jour ?
Si nous avions été moins solides, moins structurés, moins sûrs de nous-mêmes, peut-être que l'un des deux aurait cédé. Par manque d'assurance, par faiblesse, par lâcheté. Recolmater les brêches vite fait, "oublier", et repartir cahin-caha. Au nom de l'amour... mais plutôt par confort. Pour ne pas tout déstabiliser.
Non, on n'a pas fait comme ça. On est allés au bout de nos convictions.
Séparés, certes, mais deux personnes qui s'estiment et se respectent.
Séparés sans regrets, même si c'est quand même un peu triste.
Alors c'est sûr que vu de l'extérieur, aux yeux de Pénélope et de bien d'autres, tout cela semble bien dommage. Nos amis, nos parents, ont eu la même réaction en leur temps. « Un énorme gâchis », comme certains l'on dit. Désormais les plus curieux et ouverts semblent avoir mieux compris les enjeux.
Au moins sommes-nous d'accord sur ce point avec Charlotte : nous avons fait ce qu'il fallait faire. Nous n'avons pas bradé notre amour. Et finalement la seule chose qui compte c'est que nous soyons en paix en nous-même, et entre nous...
Il y a près d'un mois que Charlotte est partie. Elle ne me manque pas et je ne lui manque pas. Après trois ans de préparation nous étions prêts. Un lien demeure, sans besoin de présence. Nous nous voyons peu, mais avec plaisir. C'est les week-end, quand la famille pourrait se réunir que l'absence est un peu plus perceptible... mais la famille et le couple sont deux choses distinctes.