Dans les brumes de Venise
Bon, et ce voyage à Venise alors ? Vous pensiez y échapper, hein ? Que nenni, vous allez y avoir droit.
Allez, on aligne les chaises, on sort le projecteur de diapos et l'écran qui se déroule, et on écoute tonton Pierre qui commente.
Ouais bon, mon cérémonial date un peu...
Je vous le fait en Powerpoint ?
Naaan, vous sauvez pas, je vais faire ça comme d'habitude: avec mes mots.
Oui, quelques photos aussi, pour faire joli.
Ordoncques nous partîmes un beau matin d'hiver... ouais bon ok, j'arrête...
Euh... Venise, donc.
Voyage enrichissant culturellement et humainement. Dépaysant, déconnectant [d'internet]. Transportant et transformant. Voyage dans la tête autant que par les pieds. Voyage qui m'a fait revenir différent.
Mise en situation: arrivée le soir, après dix heures de train et autant de bavardage avec mon amie Caroline, son homme Lucas, et leur ami Barnabé [y sont pas mignons leurs pseudos ?]. Vision fugitive de la ville, à la nuit tombée, toute éclairée des décorations de fin d'année. À peine le temps de voir, chargés de bagages que nous étions. Il faut attendre le lendemain pour partir en l'exploration.
Première impression: un viol.
Oui, une pénétration trop rapide, sans préliminaires, à la hussarde, en suivant au pas de course Barnabé, qui connaissait la ville et voulait absolument nous en donner un aperçu dès le premier jour. Vite, prendre le pont qui se trouve face à la gare. Vite, arpenter les rues et traverser les canaux. Merde, c'est beau... pourquoi on va si vite ? Oui, il fait froid et ça réchauffe, mais quand même. Ah ! une grande place. Et une église, San Polo . Woow, il y a là dedans des tableaux de peintres célèbres du 16eme siècle, pof, accrochés comme ça aux murs. Des tableaux qui ne rentreraient même pas dans mon séjour. Du genre trois mètres de haut sur cinq de large. Impressionnant de voir ces oeuvres magistrales.
Mais déjà, zioup, on sort et on reprend la visite rapide. Dédale de rues d'une étroitesse rare. À peine un mètre, parfois. Heureusement que des pancartes indiquent la seule direction à suivre pour les touristes: Le pont du Rialto... ou la gare en sens inverse. Ces ruelles zigzagantes sont en fait un des axes principaux de la ville !
Voila le Rialto, plus grand pont de Venise, largement envahi d'échoppes touristiques.
Sur le pont du Rialto (imaginez la foule en été...)
Boaf... un peu décevant. Un coup d'oeil sur le grand canal en passant au sommet du pont. Mais pas le temps de s'attarder, notre compagnon Barnabé hâte le pas. Virage à droite [bruitage: crissement de pneus], nous le suivons sans nous poser de question: il semble savoir où il va.
Je commence à réaliser que ça va *un peu* vite... C'est à ce moment-là que je me suis dit que j'étais en train de violer Venise (rhôôôlala !!). Tous ces monuments, ces places, ces canaux qu'on entraperçoit dans notre cavalcade... pfff... ça va plus! Je dis à notre acolyte qu'on n'est peut-être pas obligés de tout voir le premier jour, vu qu'il nous en reste six. Et puis bon... la mythique Piazza San Marco, j'aimerai bien prendre le temps de la découvrir doucement. De la sentir venir, de la voir s'approcher. Un peu de respect que diable !. Trop tard: lorsque je lui dis ça il avance encore de quelques mètres, et nous y voilà. Zut... J'ai défloré Venise.
Grmbllll...
Traversée rapide, dans le brouillard qui masque le sommet de Big-ben... euh... non, c'est pas ça... ah oui, c'est le Campanile de San Marco.
Des pigeons de partout, et les touristes qui se font photographier avec ces volatiles perchés sur leur tête. Le sol est jonché de leurs fientes. Oui, je sais, c'est pas le sol qu'il faut regarder. Mais le brouillard n'est pas engageant. Et puis je sais que je reviendrai en prenant le temps, en laissant monter le désir de l'approche sensible.
Hop, retour vite fait vers la maison où nous avons passé la nuit, pour un rendez-vous... avec le ramoneur. Ben oui, c'était lui la raison de cette charge de cavalerie. Ouf... on peut enfin ralentir le rythme.
* * *
Première impression un peu mitigée, donc.
Heureusement ça a changé ensuite. Notre aimable et zélé guide, prof d'italien de son état, grand habitué de Venise comme accompagnant de ses élèves, à compris que nous ne connaissions pas la ville aussi bien que lui et qu'on était là pour la découvrir. Mais pas comme des touristes japonais ! A partir de là nous avons pris le temps.
Et ça a fait toute la différence.
Marcher le long des canaux, s'arrêter. Flâner. Regarder les façades, découvrir des détails... Ces balcons où les vénitiennes faisaient dorer leurs cheveux au soleil. Se repérer, faire des liens entre les lieux, situer cette artère aquatique qu'est le grand canal, qui conditionne, avec ses trois ponts, tous les trajets. Apprécier... non pas le silence, parce que les touristes parlent aussi fort que les italiens, mais l'absence totale de véhicule. Pas même un vélo ! Tout se fait à pied, ou en bateau. Vaporetto (bateau-bus), gondole (à touristes), bateau-taxi, bateau de livraison, bateau-marché, bateau-ambulance, bateau-pompier, bateau-éboueur, bateau-facteur... Je n'ai pas vu de bateau-corbillard mais je suis sûr qu'il existe (ben quoi, ça peut servir...).
Oui, je suis dans l'anecdotique, mais c'est aussi ce qui fait la particularité d'une ville comme celle-là.
Pour les choses plus sérieuses... ben j'avais beaucoup à apprendre. Pour moi Tiziano (Le Titien), Tintoretto (Le Tintoret) ou Veronese, ce n'étaient que des noms de peintres. Je n'avais qu'une vague idée de ce qu'ils avaient pu peindre, par les reproductions que j'avais vues dans les bouquins. Mais bon... tous ces tableaux d'inspiration religieuse, avec des anges dans le ciel et des scènes bibliques en habits anachroniques, ça me laissait assez froid. Ben oui, c'est ça la culture : tant qu'on ne connaît pas un minimum de bases, ça laisse froid. La froideur de l'ignorance qui s'ignore.
Par contre, avec quelques explications généreusement distribuées par l'érudit du groupe, insérées dans un contexte et dans une trame historique, ça prend un tout autre relief [mais non, c'est pas de la peinture en 3D...]. Et puis ces toiles... mazette, je vous dis pas les dimensions. C'est pas des demi-cartes postales comme dans les livres ! Il y avait aussi des plafonds entiers en trompe l'oeil. Pour un peu on croirait vraiment se situer au centre d'un monument colossal à ciel ouvert, avec de vrais anges qui volent en masse dans un ciel chargé de gros nuages. Ouais, bon... avec un peu d'imagination quand même... N'empêche que je me demande comment faisaient les peintres pour réaliser de telles perspectives. Et puis les tableaux... woufff : 10 mètres de haut ! Ah ben c'est sûr que là on voit les détails ! Et puis les couleurs, là c'est du vrai, avec nuances et tout et tout.
Bon, je fais l'ignare un peu benêt mais c'est l'impression que j'ai ressentie devant tant d'oeuvres "réelles" (par analogie les reproductions sont comme le "virtuel": il manque ce que transmet la présence). Il émane parfois un je ne sais quoi de... prenant. Oui, il y a des oeuvres qui "prennent", devant lesquelles je restais longtemps. Fasciné. Touché. Rien à voir avec une reproduction miniaturisée. Je ne sais pas ce qui fait ça, et ce n'est pas la première fois que je le remarque en face à face avec un vrai de vrai tableau. Il y a parfois quelque chose de bouleversant dans certaines oeuvres d'art.
De l'art, on en a vu beaucoup. Peintures, sculptures, églises, monuments... mais aussi art moderne. C'est inattendu pour Venise, mais pourquoi faire de la ségrégation ?
Une exposition Picasso sur les années 1945 à 1948, intitulée "La joie de Vivre" (en français dans le texte). On y voyait le travail du peintre, une progression vers une sorte d'épure tout à fait typique du style du maître. Là encore mon manque de culture s'est fait sentir. Je ne connais de Picasso que ses oeuvres les plus célèbres. Bon... tout ne m'a pas semblé être "oeuvre d'art", et c'est bien normal. Tout comme l'écriture, travail qui donne des résultats de qualité inégale, la peinture "en recherche" produit des objets qui ne sont que des transitions.
Tant que je suis dans le moderne, il y a dans un des Palazzo [Palazzi ?] qui bordent le grand canal, le musée de la fondation Peggy Guggenheim, du nom d'une des héritières de la famille du même nom. Beaucoup d'oeuvres d'artistes célèbres, dont elle a parfois été mécène. Des oeuvres qu'on pourrait aussi bien qualifier de "foutage de gueule" que de création brute. Je pense à un tableau de Pollock, qui pourrait ressembler à des éclaboussures de peinture faites par une colonie d'enfants laissés sans surveillance, mais duquel émanait une sorte de souffrance. J'ai eu l'impression de sentir la souffrance de l'artiste en recherche, comme s'il avait voulu transcrire en image ses tourments et le fouillis de ses pensées. Je suis resté songeur en me disant que ce tableau pouvait autant être "n'importe quoi" qu'une oeuvre magistrale. Oui, l'art est parfois quelque chose d'assez bizarre, et abstrait en l'occurence. Ça me fait penser au film "Le goût des autres", quand un inculte de mon acabit est saisi par une oeuvre qu'il ne comprend pas... Ce dont il se contrefout: il est touché et c'est ce qui importe.
Il y avait aussi un Magritte, de grande taille (les reproductions des livres ne peuvent pas donner idée des dimensions, même si elles sont indiquées), dans un genre qu'il a répété: une maison dans la nuit... avec un ciel comme en plein jour. Cette impossibilité m'a toujours fasciné (oui, je suis assez naïf...).
Et puis tous ces artistes dont souvent je ne connais que le nom, ou quelques toiles. Chagall, Kandinsky, Mondrian, Braque... D'autres me sont totalement inconnus. La plupart étaient en recherche, adaptant la peinture aux progrés techniques dans ce qu'il apportait de représentations nouvelles. Assez fascinant de voir ce mouvement dans la peinture, au début du siècle dernier qui s'inspirait du cinéma et de la décomposition image par image. Il y avait des couleurs, des textures...
Et puis il y avait Caroline qui me faisait écouter son truc à audio-visite (un appareil qu'on se colle à l'oreille et qui décrit les oeuvres)... pas désagréable de regarder avec elle et de commenter nos visions respectives des tableaux. Les deux autres comparses du groupe allaient beaucoup plus rapidement de salle en salle. Nous on s'asseyait de temps en temps, face à un tableau.
Euh... je ne sais pas dans quoi je me suis lancé en racontant mes impressions de voyage ! Je suis parti pour tout un roman, là. Pfff, c'est dingue comme je me laisse prendre par l'écriture. Je revois les scènes et j'essaie d'en raconter des bribes, mais c'est tellement insignifiant par rapport à la réalité.
(suite au prochain épisode)