Pragmatisme et efficacité
Chaque jour je fais visiter une grange, mise en vente dans le cadre de la séparation des biens pour le divorce. Une petite grange en assez mauvais état, sous son grand tilleul. Le lieu n'est pas dénué de charme et nombre de jeunes couples sont déjà venus, alléchés par un prix très bas... mais proportionnel à l'état de la bâtisse.
Devant cette grange les réactions sont diverses. Ça va de l'enthousiasme un peu irréaliste au matérialisme le plus carré. Les uns imaginent déjà comment ils pourraient réaménager tout ça, voient presque leur futur jardin, admirent le tilleul majestueux. Les autres pensent finances, investissement, et sécurité.
Les premiers observent la construction, rêvent à voix haute, sont épanouis et souriants, des étoiles dans leurs yeux qui se parlent. Les seconds ont l'oeil critique, voire soupçonneux, traquent le défaut, énumèrenent les inconvénient. Sens pratique, aucune trace de poésie. Rentable ou pas rentable.
Le dernier qui vient de partir, amené là par sa femme, va droit au but après de rapides salutations. Il commence par me demander « bon, combien vous la vendez, et quelle est la surface du terrain ».
Ouille, quelle entrée en matière ! Discrètement j'ai plaisanté sur le fait qu'il aurait pu demander à sa femme durant le trajet... A peine ai-je répondu à ce petit rustaud survolté qu'il s'exclame, regardant la grange de loin « de toutes façons il faut tout raser, on ne peut rien en faire » [Eeehh ! non mais oh ? ça va pas la tête ?]. Puis, observant le tilleul centenaire « lui, faut l'abattre, et ça va coûter cher » [Ben toi t'es pas prêt de me voir signer la vente...]. Apprenant que le chemin d'accès n'est pas déneigé par la commune (ce qui, vu la neige de ces dernières années, c'est pas bien grave...), il place d'emblée cela comme un inconvénient supplémentaire. Je n'ai même pas besoin de lui dire que depuis douze ans que j'habite ici la neige n'a jamais été une contrainte insurmontable : son opinion est faite. Il a ainsi énuméré tout ce qui lui semblait être un inconvénient pour conclure avec « je vais droit au but parce que je n'ai pas de temps à perdre, ni vous » [effectivement, je commençais à le penser aussi...]. Sa femme, avec qui j'avais eu les contacts, n'a pratiquement rien dit. Elle a laissé son peu sympathique mari énoncer ses griefs et le verdict final.
Je commençais à bouillir et je n'ai pas été fâché de les voir repartir aussi vite qu'ils étaient venus, après cinq minutes de présence...
Certes les rêveurs ne se rendent peut-être pas compte de l'ampleur des travaux. Et le rustre n'avait pas tort en disant que ça coûterait moins cher de tout démolir pour reconstruire en neuf...
Il n'empêche que ma sympathie va aux premiers qui font passer leurs émotions avant l'efficacité, le rêve avant la froide rentabilité.
Peut-être que je me trompe et qu'à rêver on "perd" du temps en vains projets, voire de l'argent. Mais que le monde du rationnel est froid, et sec ! Qu'il est décourageant ! Qu'il coupe l'imagination et les émotions !
Brrr... vraiment pas sympathique ce bonhomme !
[voila déjà les suivants qui s'annoncent...]