Sur la ligne de crête
Il y a deux jours, tournant dans mon lit, j'étais dans une vague insomnie : « Il faut absolument que je réduise ma consommation d'internet ! J'y passe trop de temps, je m'y perds. Qu'est-ce que je cherche ? Qu'est-ce que j'attends ? ».
Hum... en fait je sais très bien ce que je cherche...
Je suis dans une dynamique contradictoire : d'une part prendre de la distance avec internet, m'éloigner de cette tentatrice invention du diable, retrouver une liberté, ne m'obliger à rien, ne me sentir redevable de rien... et d'autre part une tendance à vouloir approfondir et multiplier les contacts. D'une certaine façon, je vais vers ce dont je m'éloigne. Cherchez la logique...
En même temps je n'ai pas toujours un suivi correct des correspondances écrites, parce que je cherche davantage les échanges directs. Sauf que je suis géographiquement éloigné alors qu'internet met le monde sous mes yeux tout en restant très pratique pour avoir des contacts sans trop me mouiller... Pfff... je me disperse et j'en deviens négligent. En fait je suis bien dans la contradiction susmentionnée : rester à distance, libre dans les liens, ne m'obliger à rien, etc...
Bref, c'est comme si je cherchais à être en relation sans me lier...
J'ai l'impression de "tester" la résistance de certaines relations naissantes [disons... un certain type de relations...]. J'observe ce qui se passe selon que je bouge ou reste immobile. Un peu comme un animal sauvage qui aurait envie d'être apprivoisé, mais redouterait de se faire capturer. Envie de caresses, mais pas de laisse. J'approche... et peux aussi bien me figer dès qu'on manifeste une attention. Mais je reste en observation, pas loin...
Je souris tout seul en écrivant cela, parce que c'est exactement le genre d'attitude qui a pu m'inquiéter autrefois. Hum... aurais-je quelque peu changé ?
Il va sans dire que j'évoque là exclusivement des relations féminines et ce qui peut en découler dans mes fantasmes...
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Cela m'amène à élargir mon propos vers le texte de Valclair, qui évoque les amitiés amoureuses. Sujet qui m'a beaucoup préoccupé jadis, lorsque j'expérimentais cette formule aussi simple à décrire que compliquée à vivre.
Valclair différencie ce qu'il appelle "amitié sexuelle" et "amitié amoureuse", selon le degré d'implication sentimentale et affective. Il évoque aussi ce point d'équilibre digne d'un funambule qui consisterait à rester juste en deça de l'accomplissement amoureux... sans y céder totalement. En quelque sorte un état limite, sans basculement de l'autre côté.
Je me permets de recycler le commentaire que j'ai laissé chez lui :
« Tu décris un équilibre subtil entre différents éléments d'attraction : affinités intellectuelles, amitié, tendresse, désir, sexualité, sentiments...
Il me semble [j'aurais dû écrire "j'affirme"] qu'il faut avoir une solide conscience de soi de la part de chacun des partenaires de ce genre de rencontre pour que cet équilibre convienne aux deux. Si ce que tu appelles amitié sexuelle me semble relativement "simple" à mettre en place, du moment qu'elle est « parfaitement délimitée », en revanche l'amitié amoureuse pourrait être bien plus complexe. Parce que le domaine des sentiments n'est, par nature, pas vraiment délimité. Cela peut toucher à quelque chose de très sensible en soi ou en l'autre, précisément à cause de ce « pincement de l'absence » et surtout de ce point de basculement qui peut faire demeurer dans la suspension de l'inaccompli... ou s'orienter vers un accomplissement et tout ce qui peut en découler. ».
Plus loin, Traou écrit : « Pour ma part, je pencherais pour l'hypothèse d'un état amoureux ou qui y ressemble, parce qu'il est inaccompli... J'ai le souvenir personnel d'une très belle amitié amoureuse et précieuse qui s'est dissoute dans l'accomplissement. Nous étions fait pour rester en équilibre, pas pour basculer de l'autre côté. ».
[Je ne cacherai pas que cela a une troublante résonnance avec mon propre parcours...]
Qu'est-ce donc que cet "acomplissement amoureux" dont il est question ? Pour ma part je le vois comme cette forme d'abandon dans un "nous", forme d'aliénation douce et volontaire (souvent cohabitante) dans laquelle finit par s'anéantir le désir, ou au contraire se dynamisent des différences qui mèneront à une déchirure douloureuse. Vision binaire et très probablement simplificatrice, j'en conviens. D'où la tentation, pour se préserver de ces écueils, d'être au plus près de l'accomplissement sans basculer de l'autre côté. Rester sur la ligne de crête ou se rejoignent désir et liberté. Savante alchimie, pierre philosophale recherchée par tant d'amoureux d'une vie qui palpite.
Je suis intimement persuadé que marcher sur cette ligne de crête est une excellente manière de se sentir vivant durablement pour ceux pour qui ont l'exigence d'avoir une vie en vibration permanente. Pour autant... je me demande si cette situation est aisément tenable. Les tentatives ont été nombreuses et les échecs presque autant, je suppose. Sauf dans le cas de relations plurielles, lorsqu'une vie de couple traditionnelle est agrémentée d'une ou plusieurs relations parallèles. Il semble que ce soit encore la formule la plus agréable à vivre, quoique la clandestinité pose d'autres problèmes...
Dans les autres cas, je crois que les conditions exigées entre les deux partenaires de cette "amitié amoureuse" sont d'avoir une parfaite harmonie. C'est à dire qu'aucun des deux ne soit frustré par cet état permanent d'équilibre fait de temps de partage et de séparations. Alternance de joies et de pincements du manque. Présence et absence. Absolue non-possession. Je crois qu'il faut avoir une solide construction psychologique de chacun pour accepter sereinement cette fluctuance et cette liberté de l'autre. Car c'est bien sûr la condition sine qua non de cet équilibre : chacun est libre. Aucune régularité, pas de vie de couple rassurante, pas de retour automatique chaque soir. Seul le désir réciproque suscite les rencontres. La base est bien l'amitié, pour laquelle il ne viendrait à l'idée de personne d'attendre quelque chose de l'autre.
Mais l'amitié est synonyme de totale indépendance, alors que l'amour est interdépendance. Rester sur le fil du rasoir imprécisément flou qui sépare ces deux sentiments, pourtant si proches, relève de la gageure. Un sacré défi ! D'autant plus délicat à tenir que chacun évolue dans son être et ses désirs...
A mes yeux, ce qui sépare amour et amitié, outre la sexualité (et c'est déjà énorme), c'est le désir de l'autre. En amitié amoureuse, il ne s'agit pas seulement du désir sexuel (on serait alors dans le registre de l'amitié sexuelle), mais bien le désir de vivre quelque chose ensemble dans une dimension très particulière, qui est celle du rapprochement intime.
Mais alors, qu'est-ce qui fait que deux amis intimes, qui désirent pourtant que leur amitié perdure, ne sont pas "amoureux" ? C'est probablement parce que la question d'un accomplissement amoureux ne se pose pas...
Accomplissement amoureux... Je me souviens que les rares fois où nous avions évoqué avec ma partenaire l'éventualité de ce basculement cela éveillait en moi une incroyable intensité émotionnelle, du fait même que c'était quasiment impossible... mais pas inimaginable. Je me souviens de ces instants sans mots, que je ressentais comme exceptionnellement forts. Il y avait bien cette suspension éminemment fragile, hésitation muette qui était pour moi prodigieuse source d'inventivité.
Las... c'est peut-être dans l'intensité de ce feu suspendu dans le vide que s'est consumé l'insaisissable.
Tout bien réfléchi, je ne sais pas si je pourrais définir ce que signifie pour moi "être amoureux" lorsqu'il s'agit d'une amitié. Je crois que c'est au couple ainsi formé de trouver un équilibre satisfaisant les deux partenaires, ce qui n'est certainement pas le plus simple...
Je suis certain que d'avoir insuffisamment verbalisé ce flou a généré en moi beaucoup d'interrogations torturantes lorsque je le vivais au présent. Émotionnellement je ne savais pas de quel côté me situer. Mon inconscient avait tendance à être beaucoup plus tranchant que mon désir d'ouverture, purement intellectuel. Mal aguerri sur ces questions, manquant d'expérience en la matière autant que de confiance en moi, n'ayant pas encore vraiment défini mes besoins et désirs, j'ai eu de grandes difficultés à suivre la voie pour laquelle j'avais opté.
Cependant ce vécu, loin de me ramener sagement vers un désir de relation classique et plus rassurante, me pousse à approcher l'alchimie délicate, le défi de l'entre-deux. J'ai goûté à la liberté que je cherchais et ne veux surtout pas la perdre. J'ai eu la révélation du désir et je ne veux pas y renoncer. En même temps l'isolement sentimental, quoique présentant un évident confort de simplicité, me prive de ces émotions vibrantes que procure le rapprochement intime de cet autre que moi. Femme, différente, séduisante par cette part d'inconnu. Et puis soyons honnête... cette solitude me prive de contacts charnels qui sont parmi les plus agréables plaisirs de l'existence [la frustration hormonale printanière me guette...].
Ma préférence actuelle irait vers l'amitié sexuelle, l'affinité non amoureuse sans trop d'implication, quoique je ne suis pas persuadé d'y trouver réelle satisfaction dans la dimension sensuelle... Saurais-je dissocier le corps et l'esprit ? N'ai-je pas trop d'exigences ? Mouais... si je redoute de m'approcher de tout ça, je crois que c'est surtout parce que je sens confusément que je risque d'y perdre ma liberté récemment conquise. Ou de devoir la défendre. Ou que je me protège de tout risque d'attachement. Pour le moment ces craintes surpassent mon désir de rencontres. Bref : je n'en ai pas encore vraiment envie...
Je vais au contact, mais prudemment. J'observe le résultat de mes timides tentatives d'animal sauvage. Je veille.
En voulant absolument préserver ma liberté je n'ai sans doute pas choisi une voie très ouverte, mais je n'en vois pas d'autre qui me convienne pour le moment. Je préfère encore rien que quelque chose d'insatisfaisant. Et puis finalement je me sens plutôt bien en compagnie de moi...
Mouais... c'est pas pour autant que c'est une bonne chose... Et si c'était la peur d'oser expérimenter ?
Et si cette putain d'écriture n'était qu'un palliatif de l'action ? Est-ce que ça me fait avancer, d'écrire, ou ça m'en donne l'illusion ?
Et si je me coupais d'internet ?
Et si j'arrêtais de me poser des questions ?