Comprendre
Acte 1 : Ce matin, excédée par un des érémiste accueillis dans la structure d'insertion où je travaille désormais, une de mes collègues chargée de l'encadrement l'a vertement tancé devant les autres salariés. Le sommant de choisir entre rester ou partir, selon la motivation qu'il avait de s'impliquer dans son travail, ce dernier est rentré chez lui. Le soir nous avons parlé, entre encadrants, de cet incident. Ma collègue estimait que cet employé avait dépassé les bornes (ses bornes) et méritait ce recadrage musclé. Je lui ai alors suggéré que si son agacement était compréhensible (l'employé est particulièrement pénible et de plus en plus mal supporté par l'ensemble du personnel), on pouvait néanmoins s'interroger sur l'opportunité de remarques faites publiquement. On pouvait aussi se demander pourquoi cet homme est aussi pénible, et dans quelle mesure il en est "responsable". Ma collègue a commencé par bondir, arguant que chercher des explications à tout conduisait à tout excuser, puis a semblé finalement prendre conscience du problème. Elle parlait de respect du travail, respect des autres employés, respect de son autorité... mais semblait oublier le respect dû à cet individu et à sa différence. Manifestement cet homme a un "problème", et le rejeter pour cela n'est certainement pas le meilleur service qu'on puisse lui rendre.
Acte 2 : Dans son billet de ce soir, Samantdi évoque le dernier livre de Daniel Pennac, "Chagrin d'école", dans lequel il serait question des dificultés d'apprentissage de ceux qu'on appelle cancres. Samantdi raconte alors ses constats face à des élèves déroutants, qui ont parfois une logique de compréhension différente. Différente de la sienne, différente de celles des autres, différente de la plus grande masse. « Pennac nous aide à prendre conscience, de l'intérieur, de ce que ressentent les enfants dont nous ne comprenons pas qu'ils ne comprennent pas. Chacun d'eux pose un défi à son professeur : décrypte-moi, trouve la clé qui va me donner envie d'entrer dans ton savoir. » Il n'en fallait pas plus pour me faire sortir de ma torpeur et reprendre le clavier...
Acte 3 : Récemment Kozlika, après avoir observé que les Ricochets étaient toujours actifs, à demandé à tous les participants de faire étape commune en livrant nos impressions, que l'on ait poursuivi ou abandonné en route. Cela m'a permis de m'interroger sur ma propre implication, bizarrement devenue bien moins assidue que ce que j'avais pensé au départ. Je crois que les explications prennent source dans l'approche repoussée d'une période de ma vie que j'hésite à revisiter. Parce que je ne saurais l'évoquer sans aborder ce qui m'a le plus marqué : mon statut de cancre, et le rejet que cela a suscité de la part de mon père, qui ne comprenait pas que je ne comprenne pas. Or j'ai envie de sortir des séquelles de cette période douloureuse de mon existence, qui a terriblement marqué mon parcours de vie jusqu'à aujourd'hui.
Ces trois actes résument ce qui me fait vivre : un désir inextinguible de comprendre. Tenter de mieux comprendre les choses de la vie, comprendre l'humain, comprendre mes semblables. Et probablement, chercher à comprendre les incompréhensions de toute nature. Ce désir, davantage qu'une vaine revanche, vient d'une sensibilité particulière pour la différence et le rejet qu'elle peut susciter parfois. Y compris dans tous les aspects du quotidien. La plus grande des incompréhensions est celle qui régit les rapports humains. Voila pourquoi, fort tardivement dans mon cheminement, je m'oriente irrépréssiblement vers l'écoute des autres. Après avoir passé trente ans de mon existence d'ex-cancre à me reconstruire pour acquérir le minimum d'assurance, je me sens peu à peu capable d'apporter quelque chose à ces autres dont je me suis tant méfié. Car fort logiquement j'ai eu tendance à fortement douter de mes capacités à comprendre... Bizarrement, maintenant c'est chaque épreuve qui, en ravivant mes blessures, me renforce. C'est un peu comme si comprendre les autres, comprendre l'autre, était devenu un défi permanent. Peut-être que de ne pas comprendre était une porte d'accès à une autre forme de compréhension, plus intuitive ?