Le droit au silence
À plusieurs reprises j'ai écrit sur le silence qui s'installe parfois au sein des relations, et plus spécifiquement des relations affectives. Un texte intitulé "Le sens du silence" me vaut avec une régularité constante l'apport de requêtes, via les moteurs de recherche, avec des formules reprenant peu ou prou le titre. Dernièrement c'est « Je pense avoir le droit à une explication sur ton silence » qui a amené quelqu'un à lire mes réflexions.
Ce qui m'en provoque de nouvelles...
Entendons-nous bien : ce que je vais développer se présente sous une forme relativement affirmative, mais n'est qu'un état d'avancement du moment, susceptible d'amendements, d'évolution, de précisions. J'ai l'impression de comprendre le sens du silence... mais je peux très bien faire fausse route. Résultat d'une recherche personnelle, sans certitudes inébranlables, qui se veut volontiers ouverte à des avis différent.
Ce préambule étant posé, j'en viens au fait : « Je pense avoir le droit à une explication sur ton silence »
Sur la notion de "droit", tout d'abord. À t-on "droit" à quelque chose en matière de communication relationnelle ? Est-ce que le code civil établit ce genre de droits ? Je ne suis pas juriste, mais je parie que s'il existe des dispositions légales en ce sens elles sont très limitées. Y en aurait-il qu'elles s'inscriraient dans le cadre de la conjugalité, et sur des points bien précis. En fait, rien n'oblige quelqu'un à s'expliquer sur son silence. D'ailleurs, en contrepoint, le "droit" au silence n'existe pas davantage. En la matière tout est affaire de choix personnel et si le silence s'installe dans une relation il en indique le sens avec clarté : « je choisis de ne pas m'exprimer » (ou ne pas communiquer). Chacun reste maître de ses choix personnels. Celui du silence est respectable, comme l'est celui de la tentative de communication.
On pourrait donc reformuler la requête en : « je désirerais avoir des explications sur ton silence » (ou « je préfèrerais communiquer »).
À l'évidence les deux demandes communication/silence sont opposées, donc difficilement conciliables. Aucune n'est plus "légitime" que l'autre, aucune n'a un "droit" supérieur à l'autre. Tout au plus ce différend indique t-il que la relation ne trouve pas son équilibre sur le plan de la communication. C'est ce qui fait que les protagonistes se sentent "en droit" d'obtenir satisfaction, en se basant sur des accords tacites antérieurs. Avec l'inconvénient des accords tacites : ils se concluent sur des bases individuelles non-dites, basées sur des appréciations personnelles de ce qu'implique le concept de relation (familiale ou amoureuse). En l'absence d'accord explicitement conclu chacun se base sur des projections, des désidératas inacceptés en toute bonne foi par l'autre. Et des couples, des familles, s'entredéchirent parce que chacun réagit à sa façon en cas de mésentente et de conflit, sans "entendre" le sens des réactions de l'autre. On ne se comprend plus, ne sait plus quoi faire, ne trouve plus dans quel sens aller. Parler ou se taire ?
Depuis la rédaction de mon texte de janvier 2006 j'ai continué à réfléchir au sens du silence...
Par définition, son sens n'est pas exprimé. Plus précisément, il n'est pas suffisamment exprimé pour être compris par celui qui préferait qu'il lui soit expliqué. Soit qu'aucune explication n'ait été formulée, soit que celles qui ont été données ne comblent pas celui qui ne les comprend pas. Considérées comme inadéquates pour rendre tolérable la frustration qui en découle. Nous sommes dans le domaine éminemment variable de la subjectivité. Double subjectivité, en l'occurence, puisque chacun des partenaires se sent détenteur de "la" vérité, qui n'est que la sienne...
Tentatives de conciliation commençant par « Évitons les sujets qui fâchent » contre « Au contraire, parlons-en ». Demande plus personnelle du « Parle-moi » contre « Laisse-moi tranquille ». Accusations du « Tu ne veux pas comprendre » contre « Tu ne me dis rien ».
Allons au delà de la subjectivité. Est-ce que n'apparaitrait pas dans ce différend l'investissement que chacun place dans la relation ? Autrement dit : la part de soi que chacun engage dans la relation/communication. Est-ce qu'il ne s'agirait pas de la mise en évidence de ce que chacun est prêt à partager dans une relation ? Car si la communication est tentative de partage (expression), le silence est repli sur l'intériorité (impression). Ce qui n'exclut pas que le silence soit aussi partage en certaines circonstances ! De même, une "communication" surabondante peut très bien être l'assommant déversement d'un égo envahissant...
Hypothèses
J'ai tiré quelques hypothèses explicatives fondées sur l'observation et mon expérience des rapports affectifs. Elles sont probablement transposables à des liens nettement moins chargés émotionnellement.
Tenter de répondre aux questions qui se posent oriente vers le point de vue de chacun.
Qu'est-ce qui fait que quelqu'un préfère ne pas communiquer ?
Qu'est-ce qui fait que le silence d'autrui puisse être ressenti comme frustrant, ou même insupportable ?
Le silence, quoique non-communicant verbalement, est cependant bien une forme d'expression : il indique un souhait de maintenir une distance relationnelle, le refus de s'approcher davantage. C'est préférer maintenir un espace considéré comme nécessaire. Une respiration. Un souffle. Il est donc expression muette d'un besoin informulé. En tant que tel, il ne peut, ni ne doit être frontalement refusé. C'est un réflexe de protection qui demande à être entendu et respecté. Impérativement.
L'inconvénient majeur de cette non-expression... c'est qu'elle n'est ni claire ni précise pour la personne qui est en face. Or dans le bain de l'affectif le flou est le domaine de prédilection de l'épanouissement des fantasmes (au sens psychanalytique : désirs et peurs). Ceux-ci naissent des représentations que l'on projette sur des faits objectifs pour les faire correspondre à notre subjective réalité. Entrer en silence, suspendre, restreindre, ou supprimer la communication, c'est laisser l'autre en prise avec la gestion de ses projections, généralement inconscientes.
L'un se protège, à juste titre, et l'autre se trouve en charge de donner du sens à ce silence qui ne semblera pas forcément suffisamment explicite. L'espace d'interprétation peut être vaste. Mal délimité il peut être angoissant. Il correspond à la zone d'engagement partagé. Une zone de confiance mutuelle, plus ou moins investie selon les circonstances. D'où la demande au "droit" d'avoir des explications, considérées comme tacitement dues dans une relation de confiance. Funeste erreur : le principe de la relation n'existe que tant que chacun y trouve son équilibre. Tant que l'on se sent "en lien", en confiance. Dans le cas contraire, chacun aura tendance à se replier sur soi afin de se "protéger" de l'autre, perçu comme menaçant.
L'autre reste toujours potentiellement menaçant, dérangeant. L'autre et sa différence font peur. D'autant plus que l'on manque de confiance en soi, que l'on se connaît insuffisamment... et que l'on a peur de ce qu'il y a en soi ! L'autre, en tant que révélateur de soi, est menaçant si on ne se sent pas suffisamment solide pour se confronter à soi.
D'où la fuite vers le refuge du silence...
D'autres mots-clés moissonnés ce jour fournissent des pistes intéressantes : « le silence de la peur », « que veut dire le mot confiance », « silence rupture », « thérapie du syndrôme de l'abandon », « lâcheté amoureuse ». Ces quelques mots en disent long sur les inquiétudes d'internautes de passage. Ne manque que l'idée de désir, cette pulsion de vie qui tente de vaincre les peurs fondamentales. Le désir, qui rapproche deux êtres... et la peur qui les sépare.
Lorsque le silence est partagé en confiance, sereinement vécu, il est harmonie. Il en est de même pour la communication. Ce n'est que lorsque l'un ou l'autre deviennent problématiques que la prudence s'installe de part et d'autre. Parfois la méfiance, qui peut se muer en peur. Ainsi, besoin de silence et besoin de communication procèdent du même principe : la peur de l'autre. On se sent envahi, soit par sa présence menaçante, soit par son absence (éloignement) tout aussi menaçante. Trop près, ou trop loin. Dynamique mortifère tant que n'est pas pris suffisamment de recul pour désamorcer le processus.
En fait, le sens du silence c'est d'indiquer que l'on se tient à distance de l'autre parce qu'on a peur de ce qu'il déclenche en nous. Peur de se sentir envahi, peur d'un désir de fuite, peur d'avoir à exprimer fermement nos limites, peur des réactions de l'autre. Mais peur de le perdre, aussi. Peur d'être repoussé, rejeté. Peur de se voir comme pérsécuteur... Peurs innombrables, qui s'opposent aux désirs inverses. Plus profondément, peur d'être aimé, peur d'aimer. Peur de souffrir. Peurs archaïques, et notamment celle de l'abandon. Les peurs de celui qui opte pour le silence sont les mêmes que celles de qui a besoin de communiquer pour être rassuré. Peurs qui s'alimentent dans la spirale inverse de celle qui a pu mener au désir de rencontre...
Peurs qui sont en nous au même titre que les désirs.
Comment repousser les limites de la peur quand elle abime les relations affectives ?
En se mettant à l'écoute. De soi d'abord, et de l'autre juste après : écouter les dissonnances. Écoute intime, intuitive, profonde, en conscience. Aller vers l'essentiel, se recentrer. Laisser aller, sans rien forcer. Entrer en état de paix et de connaissance de soi. Se responsabiliser en prenant soin de soi et de la part de relation qui nous incombe. Revenir à l'équilibre. Respirer. Se poser.
Ensuite, et seulement ensuite, tenter de comprendre les besoins sous-jacents, qui ne s'expriment souvent qu'indirectement. Ceux qui sont profondéments enfouis, refoulés, réprimés, niés. Murmure à peine audible. Entreprendre un travail qui peut être de longue haleine, mais souvent indispensable pour quiconque désire vivre sereinement des relations épanouissantes. Sortir des répétitions, quitter son propre prêt-à-penser. S'ouvrir à l'autre. Oser l'inconnu, la surprise, l'inattendu. En bref : affronter nos peurs. En commençant par la peur de les regarder en face...
Ne pas avoir peur de se demander : de quoi ai-je peur ?
Et, plus tard : de quoi l'autre a t-il peur ?