Rester en marge
La pause de midi est parfois un temps d'échange, lorsque je me sens en résonance avec les personnes présentes. Ce n'est pas toujours le cas. Ma collègue m'a dit que dans les équipes je paraissais "à côté" plutôt que "avec". C'est assez bien vu. Je suis présent, je pense être disponible... mais je ne cherche pas à développer des affinités particulières. D'ailleurs je n'en ressens pas. Il faut dire aussi que la plupart des personnes ont des démarches personnelles fort différentes de la mienne.
Ce qui, d'ailleurs, n'est aucunement un obstacle à la rencontre.
Par exemple Coralie, environ 25 ans. Elle est sans domicile fixe (je préfère ça au terme connoté de "sdf"), par choix. Look de zonarde, plutôt virile, avec nombreux tatouages dont un immense qui lui barre la poitrine. Sur son bras, un idéogramme chinois signifiant "respect".
Aujourd'hui elle m'a raconté ses soucis : elle doit passer en jugement prochainement pour cause de conduite sous l'emprise de stupéfiants. Elle risque le retrait de permis, qui est son seul moyen de venir travailler. Elle a déjà perdu des points pour conduite sous l'emprise d'alcool...
Elle doit aussi au fisc un nombre incalculable d'amendes, avec pénalités de retard... que de toutes façons elle ne peut pas payer vu ses faibles ressources. Elle n'a pas d'adresse fixe, mais elle sait qu'au bout de trois mois de fiche de paye elle va être "retrouvée" et que son salaire pourra être saisi.
Coralie raconte avec verve sa colère contre son assistante sociale, qu'elle estime incompétente pour lui trouver un logement. Oui... sauf qu'en tant que célibataire sans enfants elle n'est pas prioritaire. Par ailleurs elle a trois chiens, qui sont ses compagnons, mais qui empêchent qu'elle puisse avoir accès aux foyers d'accueil.
Bref : elle est dans une sacrée galère. Pourtant cette fille est loin d'être stupide. Elle a fait quelques études, à obtenu deux diplômes professionnalisants, mais semble se débrouiller pour ne pas trouver de travail fixe. Elle a déjà roulé sa bosse un peu partout, allant des vendanges à un atelier de mécanique poids-lourds. « Le milieu le plus macho », m'a t-elle affirmé. Coralie est d'un abord facile, elle parle aisément et avec un vocabulaire élaboré, ce qui diffère de la plupart des personnes que nous accueillons. Elle a aussi un sacré tempérament, et sait bien ce qu'elle veut. Quand elle parle d'elle, elle perd son ton un peu fanfaron et machinalement a des gestes qui trahissent une sensibilité bien dissimulée. J'aime sentir cette part qui échappe aux gens.
Je ne connais pas encore bien son parcours, mais suffisamment pour comprendre qu'elle est porteuse d'une problématique lourde. Elle m'a parlé de dépression profonde, il y a quelques années. Aujourd'hui elle est plutôt détendue, à la fois cool et vive, d'humeur joviale. Elle a dit qu'elle compensait le maintien de ce coté zen avec l'alcool, ce qui ne paraît pas. Elle admet aussi que son problème de logement n'est pas vraiment un hasard : elle a peur de s'engager, de se sentir bloquée. Apparemment sa vie d'errance lui convient, même si d'un autre côté elle a cette perpétuelle inquiétude de ne pas savoir de quoi demain sera fait. Elle m'a parlé, très lucidement, du confort qui consiste à ne rien changer à une situation qu'on connaît, fût-elle particulièrement inconfortable.
Je ne sais pas ce qui peut pousser des gens à avoir des comportements à la limite de l'autosabotage, mais ça m'intéresse beaucoup. Cette fille a bien des ressources, une énergie surprenante, une grande capacité à prendre des initiatives adaptées... et pourtant elle semble persister à rester en marge.
Avec sa vie apparemment très différente de la mienne Coralie est quelqu'un avec qui je sens une résonance. Je n'ai pas d'effort à fournir pour aller vers elle, ça se fait avec évidence. Ce n'est donc pas sa différence qui serait un obstacle, mais plutôt les ressemblances qui tissent des fils qui se rejoignent.