Je ne suis pas un héros
Hier, avec la petite équipe que j'encadrais, nous devions restaurer un ancien chemin de montagne. Délaissé depuis l'abandon de la traction animale, parce que trop étroit pour le passage des véhicules à moteur, il n'était plus emprunté depuis au moins une quarantaine d'années. La végétation avait donc reconquis l'espace et le tracé originel n'aurait pas été visible s'il n'avait été profondément creusé dans le sol, ou enserré entre des rochers. L'ambiance était celle d'une forêt très humides, tapissée de mousses épaisses de différentes textures.
Nous avons dégagé un passage suffisamment large pour que des marcheurs puissent se promener à l'aise, mais pas trop pour garder cette ambiance un peu mystérieuse qui faisait tout le charme du lieu.
Tandis que j'étais avec une partie de l'équipe, Zénobie était restée un peu à l'écart, préférant manifestement travailler seule ce jour là. J'ai confiance en elle, c'est une fille qui connaît son boulot et à la tête sur les épaules. Du moins, pour ce qui concerne le travail...
Mais hier Zénobie n'allait pas bien. C'était marqué sur son visage et par l'absence de son habituel entrain. Souvent elle est très dynamique, plaisantant volontiers, bavarde. Mais pas hier.
Je suis allé vers elle, m'enquérant de son mal-être. C'est alors qu'elle m'a déballé, presque instantanément, son souci majeur : elle n'arrive pas à se sortir de la drogue. Non pas la "beu", à laquelle je la sais plus ou moins accoutumée, mais à l'héroïne. Elle m'a déclaré en consommer occasionnellement depuis longtemps, mais toujours en maîtrisant... Sauf que depuis six mois elle est devenue accro. Dépendante. Elle m'a dit essayer d'arrêter mais son copain est lui aussi consomateur, et quand l'un arrête, l'autre replonge. Son problème est évidemment le besoin d'argent, mais aussi la mésentente avec son ami qu'occasionne cette quête sans fin. Elle m'a dit n'être jamais retombée aussi bas depuis la sévère dépression qu'elle aurait vécue plus jeune. Elle sait maintenant que si elle n'a pas sa dose, qui la rend si exubérante parfois, elle se sent mal. « C'est vraiment de la merde ce truc », m'a t-elle dit. Des idées suicidaires lui viennent...
Blaoum ! Voilà le paquet que j'ai reçu et dont je ne savais pas bien quoi faire... Je lui ai bien sûr demandé ce qu'elle comptait faire, mais ne me sentais pas disposer de la moindre solution. Je ne connais pas grand chose à la toxicomanie, qui m'effraie un peu du fait de la perte de volonté qu'elle occasionne. De plus Zénobie semble assez lucide et reconnaît volontiers tant son impuissance à s'en sortir que le fait que ce anihilation de la personnalité ne doit rien au hasard. Elle sait... mais ne parvient pas à se sortir de ses galères.
Aujourd'hui j'ai parlé de ce que m'avait confié Zénobie à mes collègues encadrants. Ils semblaient autant désemparés que moi et nous en sommes restés là. Comme si le problème nous dépassait. Par chance, nous avions un peu plus tard une séance d'"Analyse de la pratique", avec une psychologue, qui consiste à mettre en commun ce qui peut nous poser problème avec nos salariés en difficultés. Or la psychologue en question est une spécialiste de la toxicomanie. Elle nous a alors décrit le tableau, et particulièrement à moi qui avait reçu les confidences : un toxicomane cherche à faire disparaître les limites de la normalité. Non seulement en sortant du cadre, mais aussi en tentant d'inclure dans son monde les "normaux". Ainsi Zénobie, en me confiant ses difficultés, tente de me rendre complice de ses dérives. Ce qui lui permet d'avoir un statut un peu à part si j'excuse ses attitudes en tentant de comprendre ses difficultés. De plus le toxicomane est dans la jouissance du corps et de celle du spectacle qu'il offre. Il peut ainsi arborer les traces de sa jouissance en exhibant, par exemple, ses bras marqués de traces de seringue. Ou, comme le fait Zénobie, en exhibant les ravages qu'exerce l'héroïne dans son existence.
La psychologe à été très nette : notre fonction ne consiste pas à écouter les problèmes personnels de nos salariés. Nous devons mettre des barrières entre la vie privée et le temps du travail. Ce n'est pas rendre service que d'écouter se répandre en confidences un individu, et c'est, de plus, nous laisser envahir par des problèmes que nous n'avons pas les moyens de résoudre.
Cette impuissance est exactement ce que j'ai ressenti. J'aurais dû écouter plus attentivement ce ressenti et réagir comme nous l'expliquait la psychologue...
Notre travail ne doit consister qu'à encadrer, dans tous les sens du terme, en posant non seulement le cadre du travail, mais aussi celui de nos propres limites. Nous ne devons pas aller au delà. Sans laisser le salarié face à ses problèmes, nous ne pouvons, au mieux, que l'orienter vers des personnes qualifiées pour l'accompagner. Mais pas plus loin.
En voulant être "aidants", écoutants, accueillants, attentifs... nous outrepassons notre fonction. Nous devenons trop "copains". Ouais... j'ai appris tout cela dans le cadre de ma formation aux entretiens d'écoute, mais je ne l'avais pas suffisamment transposé à mes fonctions actuelles. Peut-être par mimétisme avec mes collègues plus anciens que j'ai supposé disposer d'un savoir que je n'aurais pas.
Cette mise au point n'a évidemment pas été sans résonances avec ma vie personnelle alors que je prends conscience à quel point ma volonté d'être compréhensif et ouvert à pu se retourner contre moi en certaines circonstances. J'ai aussi pensé à ma vie intime, qu'il m'arrive d'exhiber (sur internet exclusivement) sans que je sache vraiment pourquoi je le fais...