Fermeté et saine colère
Parfois j'ai l'embarras du choix en m'installant devant mon clavier pour rédiger mon billet du jour. Ce soir j'en avais au moins quatre, avec, par ordre d'apparition :
- ce que j'ai ressenti, hier soir, en lisant les 25 pages du « projet de liquidation de communauté » qui mettra officiellement fin à l'engagement conjugal conclu il y a 26 ans.
- le « Yes we can » d'Obama, et le principe d'oser sans se résigner à la fatalité ou au défaitisme
- l'espoir collectif et l'émotion ressentie par tant d'Américains avec son élection
- la situation que j'ai vécue aujourd'hui au travail, en me servant utilement d'une saine colère.
C'est pour ce dernier sujet que j'opte, désireux de poursuivre l'exploration d'une pulsion que je connais mal. Je me laisse la possibilité de revenir sur les autres sujets ultérieurement.
Mon travail d'encadrant de salariés en insertion me conduit à mener des équipes très disparates de personnes en grande difficulté face à l'emploi, pour de fort variables raisons. Dans ce rôle de "chef", je suis globalement considéré comme étant plutôt "cool" par les salariés dont je m'occupe, et "trop souple" par certains de mes collègues nettement plus stressés. Nous divergeons parce que je considère d'abord les personnes individuellement, tout en m'efforçant d'appliquer un traitement égalitaire, tandis que les collègues cités prônent davantage un traitement unique, strictement égalitaire. Du moins est-ce ainsi qu'ils présentent leur façon de faire, que la réalité dément : il y a bien des différences, sauf qu'elles ne sont pas assumées. Finalement nous avons trouvé un modus vivendi, acceptant nos propres différences dans nos méthodes d'encadrement. La complémentarité est intéressante.
Aujourd'hui j'ai eu à faire avec un salarié récalcitrant. Habituellement, acceptant qu'il soit très lent dans son travail, je ne cherche pas à le bouculer outre mesure. Par contre je veille à ce qu'il ne cède pas trop à sa propension à l'inactivité. D'ailleurs les autres salariés ne manquent pas de faire remarquer, à haute voix, quand ce jeune homme se laisse un peu trop aller à l'immobilisme. Généralement je n'interviens pas, mais montre ostensiblement que je suis la situation du coin de l'oeil. Je laisse ainsi l'équipe s'auto-réguler, observant autant les réactions du salarié objet de critiques que la dynamique du groupe. Quand je vois que les critiques restent sans effet, j'interviens.
C'est ce que j'ai du faire aujourd'hui. C'est mon rôle, puisque je suis garant de la cohésion du groupe autant que de la réalisation du travail. Le jeune homme ignorait manifestement les remarques de ses coéquipiers et je les ai donc reformulées clairement : il ne pouvait pas rester sans rien faire alors qu'autour les autres s'agitaient. Appuyé sur son outil il me regarda... sans bouger. Sans arrogance non plus. Il était impassible, avec son habituel regard doux, un peu comme s'il avait l'image mais pas le son. Je l'ai prévenu que ce n'est pas parce que j'étais habituellement cool que je ne m'énervais jamais, lui conseillant de ne pas me pousser vers ces extrêmités. Là encore, peu de réactions. Je lui ai alors ordonné, fermement, de participer au travail. Il s'est exécuté mollement, en gardant une main dans la poche. Je lui ai ordonné se sortir cette main, le menaçant de sanctions s'il continuait ainsi. Devant sa quasi-inertie... je ne me suis pas énervé. Je ne suis pas entré dans une colère qui aurait démontré que je perdais contenance. Je me suis seulement référé au cadre du travail, lui montrant que s'il en sortait délibérement cela ne pourrait qu'avoir des conséquences. Tout cela se passait devant le reste de l'équipe, montrant à tous que je tenais compte de leur remarques et du nécessaire équilibre dans la répartition du travail.
Quelques instants plus tard j'ai quand même pris le jeune homme à l'écart, lui proposant de me faire part d'éventuels problèmes, ou au moins de me donner des raisons valable de ne pas faire le travail. Il me répondit qu'il n'en avait aucune.
Il me faut préciser qu'il n'a pas caché, depuis plusieurs semaines, ses tentations pour les thèses anarchistes et révolutionnaires, revendiquant même son appartenance à un groupe "anarcho-syndicaliste". Je pensais que sa "rebellion" pouvait trouver explication dans ce registre, puisque je représente une autorité dans un système qu'à priori il rejette, mais il n'a pas répondu.
Dès le retour à notre local d'équipe j'ai rapidement exposé la situation à mes collègues, qui se plaignent souvent de la molesse de cet individu. Je leur ai proposé d'adresser un avertissement écrit, ce qui est rarissime. Surpris de cette inhabituelle fermeté de ma part, apparemment impressionnés, ils ont acquiescé. Immédiatement j'ai convoqué le récalcitrant, avec le chargé d'insertion qui s'occupe du suivi des salariés, tandis qu'un de mes collègues s'est joint à l'entretien. J'ai pris la parole de façon claire, sans tension ni animosité, tout en rappellant très nettement qu'une telle attitude était inacceptable dans le cadre du travail. La signature du contrat de travail vaut acceptation des conditions, et tout manquement répété entraîne une sanction. C'est clair et net. Tout au long de l'entretien, que j'ai mené en l'absence de mon supérieur hiérarchique, j'ai régulièrement posé des questions au salarié. Je lui ai demandé s'il avait des désaccords, ou des explications à fournir, éventuellement une philosophie à exposer tout en lui rappellant qu'en acceptant le travail il ne pouvait que mettre ses convictions entre parenthèse.
Le gars n'a pas vraiment semblé comprendre, soit se taisant, amorphe, soit s'excitant en chipotant sur des détails de phrases, voire en tentant de débattre dans le champ sémantique (il a fait des études supérieures diverses, quoique ne les menant jamais jusqu'à leur terme). Il y avait de quoi agacer, avec un comportement provocateur. Mais je suis resté très calme, m'appuyant exclusivement sur le cadre du travail et l'équité vis à vis des autres salariés.
Pourquoi ai-je raconté cette histoire ? Et bien parce que j'estime avoir bien géré cette situation qui aurait pu mener à un conflit frontal stérile, mais... je reconnais que je le dois à cette colère sourde qui travaille en moi depuis quelques temps. Subitement j'en ai eu marre d'être considéré comme "gentil". Maintenant... faut pas trop m'chercher !
L'apprentissage, ou du moins l'intégration de la notion de "cadre", m'a été précieuse dans cette situation. La définition du cadre est fondamentale dans les relations professionnelles, et plus encore dans l'accompagnement des personnes en difficulté. C'est ce qui permet de disposer d'une liberté clairement définie, en sachant ce qui est acceptable ou pas.
Je pense qu'avoir une bonne connaissance de soi-même constitue en quelque sorte le cadre dans lequel peuvent s'inscrire nos rapports aux autres. Tous nos rapports, pas seulement professionnels. Je me suis trop laissé "envahir" par des personnes à qui je ne montrais pas mes limites, à cause de craintes plus moins identifiées. C'est ce qui a souvent généré des tensions, du stress... et une colère contenue, bridée, qui ne s'échappe qu'en état de surpression. Donc souvent de façon inappropriée.
Dans la situation que j'ai décrite je crois que j'ai transformé un sentiment de colère en actes proportionnés, adaptés, immédiats. Bref... ce qu'il convenanit de faire. D'ailleurs, en sortant du bureau ma collègue Artémis, impressionnée, m'a félicité pour ma maîtrise de la situation. Elle ne me pensait pas capable de faire preuve d'autant de fermeté, elle qui a souvent critiqué ma conciliance...
Bon... en rentrant chez moi je me suis quand même demandé si je n'y avais pas été trop fort avec le jeune homme, dont je ne connais pas les antécédents, les éventuels problèmes psychologiques et fragilités. En même temps... je lui ai fait la proposition de me donner des explications. Il y a probablement quelque chose qui m'échappe, mais le cadre de mon travail exige aussi que je ne me charge pas l'esprit avec ce genre de choses. Ne pas me laisser envahir pour rester opérationnel, et disponible pour chacun.