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Alter et ego (Carnet)
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6 novembre 2008

Fermeté et saine colère

Parfois j'ai l'embarras du choix en m'installant devant mon clavier pour rédiger mon billet du jour. Ce soir j'en avais au moins quatre, avec, par ordre d'apparition :

  • ce que j'ai ressenti, hier soir, en lisant les 25 pages du  « projet de liquidation de communauté » qui mettra officiellement fin à l'engagement conjugal conclu il y a 26 ans.
  • le « Yes we can » d'Obama, et le principe d'oser sans se résigner à la fatalité ou au défaitisme
  • l'espoir collectif et l'émotion ressentie par tant d'Américains avec son élection
  • la situation que j'ai vécue aujourd'hui au travail, en me servant utilement d'une saine colère.

C'est pour ce dernier sujet que j'opte, désireux de poursuivre l'exploration d'une pulsion que je connais mal. Je me laisse la possibilité de revenir sur les autres sujets ultérieurement.

Mon travail d'encadrant de salariés en insertion me conduit à mener des équipes très disparates de personnes en grande difficulté face à l'emploi, pour de fort variables raisons. Dans ce rôle de "chef", je suis globalement considéré comme étant plutôt "cool" par les salariés dont je m'occupe, et "trop souple" par certains de mes collègues nettement plus stressés. Nous divergeons parce que je considère d'abord les personnes individuellement, tout en m'efforçant d'appliquer un traitement égalitaire, tandis que les collègues cités prônent davantage un traitement unique, strictement égalitaire. Du moins est-ce ainsi qu'ils présentent leur façon de faire, que la réalité dément : il y a bien des différences, sauf qu'elles ne sont pas assumées. Finalement nous avons trouvé un modus vivendi, acceptant nos propres différences dans nos méthodes d'encadrement. La complémentarité est intéressante.

Aujourd'hui j'ai eu à faire avec un salarié récalcitrant. Habituellement, acceptant qu'il soit très lent dans son travail, je ne cherche pas à le bouculer outre mesure. Par contre je veille à ce qu'il ne cède pas trop à sa propension à l'inactivité. D'ailleurs les autres salariés ne manquent pas de faire remarquer, à haute voix, quand ce jeune homme se laisse un peu trop aller à l'immobilisme. Généralement je n'interviens pas, mais montre ostensiblement que je suis la situation du coin de l'oeil. Je laisse ainsi l'équipe s'auto-réguler, observant autant les réactions du salarié objet de critiques que la dynamique du groupe. Quand je vois que les critiques restent sans effet, j'interviens.

C'est ce que j'ai du faire aujourd'hui. C'est mon rôle, puisque je suis garant de la cohésion du groupe autant que de la réalisation du travail. Le jeune homme ignorait manifestement les remarques de ses coéquipiers et je les ai donc reformulées clairement : il ne pouvait pas rester sans rien faire alors qu'autour les autres s'agitaient. Appuyé sur son outil il me regarda... sans bouger. Sans arrogance non plus. Il était impassible, avec son habituel regard doux, un peu comme s'il avait l'image mais pas le son. Je l'ai prévenu que ce n'est pas parce que j'étais habituellement cool que je ne m'énervais jamais, lui conseillant de ne pas me pousser vers ces extrêmités. Là encore, peu de réactions. Je lui ai alors ordonné, fermement, de participer au travail. Il s'est exécuté mollement, en gardant une main dans la poche. Je lui ai ordonné se sortir cette main, le menaçant de sanctions s'il continuait ainsi. Devant sa quasi-inertie... je ne me suis pas énervé. Je ne suis pas entré dans une colère qui aurait démontré que je perdais contenance. Je me suis seulement référé au cadre du travail, lui montrant que s'il en sortait délibérement cela ne pourrait qu'avoir des conséquences. Tout cela se passait devant le reste de l'équipe, montrant à tous que je tenais compte de leur remarques et du nécessaire équilibre dans la répartition du travail.

Quelques instants plus tard j'ai quand même pris le jeune homme à l'écart, lui proposant de me faire part d'éventuels problèmes, ou au moins de me donner des raisons valable de ne pas faire le travail. Il me répondit qu'il n'en avait aucune.

Il me faut préciser qu'il n'a pas caché, depuis plusieurs semaines, ses tentations pour les thèses anarchistes et révolutionnaires, revendiquant même son appartenance à un groupe "anarcho-syndicaliste". Je pensais que sa "rebellion" pouvait trouver explication dans ce registre, puisque je représente une autorité dans un système qu'à priori il rejette, mais il n'a pas répondu.

Dès le retour à notre local d'équipe j'ai rapidement exposé la situation à mes collègues, qui se plaignent souvent de la molesse de cet individu. Je leur ai proposé d'adresser un avertissement écrit, ce qui est rarissime. Surpris de cette inhabituelle fermeté de ma part, apparemment impressionnés, ils ont acquiescé. Immédiatement j'ai convoqué le récalcitrant, avec le chargé d'insertion qui s'occupe du suivi des salariés, tandis qu'un de mes collègues s'est joint à l'entretien. J'ai pris la parole de façon claire, sans tension ni animosité, tout en rappellant très nettement qu'une telle attitude était inacceptable dans le cadre du travail. La signature du contrat de travail vaut acceptation des conditions, et tout manquement répété entraîne une sanction. C'est clair et net. Tout au long de l'entretien, que j'ai mené en l'absence de mon supérieur hiérarchique, j'ai régulièrement posé des questions au salarié. Je lui ai demandé s'il avait des désaccords, ou des explications à fournir, éventuellement une philosophie à exposer tout en lui rappellant qu'en acceptant le travail il ne pouvait que mettre ses convictions entre parenthèse.

Le gars n'a pas vraiment semblé comprendre, soit se taisant, amorphe, soit s'excitant en chipotant sur des détails de phrases, voire en tentant de débattre dans le champ sémantique (il a fait des études supérieures diverses, quoique ne les menant jamais jusqu'à leur terme). Il y avait de quoi agacer, avec un comportement provocateur. Mais je suis resté très calme, m'appuyant exclusivement sur le cadre du travail et l'équité vis à vis des autres salariés.

Pourquoi ai-je raconté cette histoire ? Et bien parce que j'estime avoir bien géré cette situation qui aurait pu mener à un conflit frontal stérile, mais... je reconnais que je le dois à cette colère sourde qui travaille en moi depuis quelques temps. Subitement j'en ai eu marre d'être considéré comme "gentil". Maintenant... faut pas trop m'chercher !

L'apprentissage, ou du moins l'intégration de la notion de "cadre", m'a été précieuse dans cette situation. La définition du cadre est fondamentale dans les relations professionnelles, et plus encore dans l'accompagnement des personnes en difficulté. C'est ce qui permet de disposer d'une liberté clairement définie, en sachant ce qui est acceptable ou pas.

Je pense qu'avoir une bonne connaissance de soi-même constitue en quelque sorte le cadre dans lequel peuvent s'inscrire nos rapports aux autres. Tous nos rapports, pas seulement professionnels. Je me suis trop laissé "envahir" par des personnes à qui je ne montrais pas mes limites, à cause de craintes plus moins identifiées. C'est ce qui a souvent généré des tensions, du stress... et une colère contenue, bridée, qui ne s'échappe qu'en état de surpression. Donc souvent de façon inappropriée.

Dans la situation que j'ai décrite je crois que j'ai transformé un sentiment de colère en actes proportionnés, adaptés, immédiats. Bref... ce qu'il convenanit de faire. D'ailleurs, en sortant du bureau ma collègue Artémis, impressionnée, m'a félicité pour ma maîtrise de la situation. Elle ne me pensait pas capable de faire preuve d'autant de fermeté, elle qui a souvent critiqué ma conciliance...

Bon... en rentrant chez moi je me suis quand même demandé si je n'y avais pas été trop fort avec le jeune homme, dont je ne connais pas les antécédents, les éventuels problèmes psychologiques et fragilités. En même temps... je lui ai fait la proposition de me donner des explications. Il y a probablement quelque chose qui m'échappe, mais le cadre de mon travail exige aussi que je ne me charge pas l'esprit avec ce genre de choses. Ne pas me laisser envahir pour rester opérationnel, et disponible pour chacun.

Commentaires
P
Ekkoo, je reconnais que je me suis surpris en faisant preuve d'autosatisfaction en écrivant ce billet. C'est plutôt rare, il me semble, et j'ai biens enti que cela traduisant une évolution dans le regard que je porte sur moi. Meilleure confiance en moi, quoi...<br /> <br /> C'est VACHEMENT important et je suis heureux que tu l'aies remarqué :o)<br /> <br /> Merci de l'avoir écrit.<br /> <br /> Alainx, je conscientise lentement cette attente des salariés d'avoir un chef "sûr". J'aurais tendance à être arrangeant avec tout le monde, individuellement, mais ce n'est pas ce qui est attendu par le groupe. Il y a un besoin d'être "cadré", de façon juste et équitable. Le flottement est insécurisant.<br /> <br /> Merci pour cet éclairage, Siestacorta, qui précise ce que je perçevais plus ou moins. Le gars est effectivement impliqué dans la CNT, et c'est sur leur site que j'ai un peu mieux compris de quoi il était question.<br /> <br /> Si je ne me retrouve pas dans les idées anarchistes, j'aime cependant le principe du "Ni dieu ni maître". J'ai une certaine sympathie pour ceux qui osent se mettre en marge. D'ailleurs j'ai dit au gars en question que j'appréciais le fait qu'il affiche ses opinions. Dans le fond sa démarche m'intéresserait si je le voyais chercher un mode de fonctionnement compatible avec la société dans laquelle il vit.<br /> <br /> Sur le fait de choisr un Sam'suffit, je suis plutôt d'accord et c'est le mode de vie que j'adopte. Mais avec d'autres voies que l'anarchisme (du moins tel que je me le représente, de façon certainement fantasmée).
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S
Coucou.<br /> <br /> Je me suis identifié à ton salarié glandeur et anar...<br /> <br /> JE vais retrouver bientôt un poste de travail (CDD, youhou...), et j'espère avoir laissé derrière moi une partie de ce personnage lymphatique.<br /> Je voudrais te faire part de deux ressentis qui, me concernant ou m'ayant concerné, pourraient peut-être t'aider à décrypter un peu la situation.<br /> <br /> D'abord, les thèses anarchistes, justement. Tu sembles les identifier comme cause ou au moins comme explication de son attitude. Je pense qu'il y est venu, comme moi, en étant déjà compatibles avec ces thèses (rejet de l'autorité, rejet des usages sociaux "ordinaires" actuels, démystification du salariat..), plutôt que son attitude soit leur aboutissement. Un peu comme tu n'es pas né avec la flamme écolo, c'est ton goût pour la nature qui t'a intéressé à sa prolongation politique.<br /> <br /> En bref, il n'a pas envie de s'intégrer, les idées anarchistes lui ont permis de rationaliser à posteriori et de positiver (par la rencontre de semblables et la valorisation de son attitude) ses penchants naturels.<br /> <br /> Toutefois, il y a plusieurs anarchismes (forcément, puisque le refus des systèmes est le coeur de cette idéologie, elle crée plusieurs types de contestations de l'autorité, du pouvoir, pas un contre modèle unique). Celui auquel il semble adhérer, c'est l'anarcho-syndicalisme, représenté par la CNT.<br /> Confédération Nationale des Travailleurs. <br /> Moi qui ne suis pas vraiment dans cette niche particulière, il m'a toujours semblé frappant que si l'anarcho-syndicaliste revendiquait un rapport de force retourné entre salarié et patron, il n'en critiquait pas tellement les notions de travail et de liberté individuelles qui sont pourtant le noeud du problème.<br /> <br /> Autrement dit, cette posture politique n'est pas censée s'opposer à un travail bien fait, mais à ce qu'on fait de ce travail, comment il est rétribué, avec quels rapports de force dans les structures...<br /> <br /> En glandant, ton salarié n'est pas tout à fait dans l'esprit de l'idéal qu'il soutient, et les fondateurs du mouvement, comme les ouvriers et paysans qui l'ont tenu, seraient déçus de voir cet aboutissement précise...<br /> <br /> J'ai moi aussi fait de bonnes études (bouclées cela dit) pour aboutir à des postes ou des statuts proportionnellement moins valorisant.<br /> <br /> Comme je le racontais dans une entrée récente, j'ai pris conscience d'une partie des sources de mon attitude nonchalante à l'égard des travaux qu'on me donnait. Je les snobais. Je ne pensais pas valoir mieux que ce qu'on me donnait à faire, mais je me rêvais mieux, ce qui au final, aboutissait au même. Je rêvais de mieux, donc ne m'investissais pas dans mon poste, donc glandais.<br /> <br /> C'est en coupant court à mes rêveries de grandeur que je commence à prendre une meilleure mesure des situations de travail auxquelles je dois faire face.<br /> Je rêvais grand, mais en réalité, je ne désire pas grand chose, un Sam'suffit qui me laisse l'espace pour rêver et penser. <br /> Je serai jamais un gros bosseur, mais disons que je place ma dignité ailleurs que dans le rêve d'un avenir meilleur (pour moi ou pour la société). Je la met dans mes choix réels, bosser jusqu'à quel point, dialoguer de moins loin avec mes collaborateurs, au lieu d'être dans ma lune réconfortante...<br /> <br /> J'admet qu'aujourd'hui je cherche un travail pépère, que je n'ai pas l'ambition de faire tourner le monde plus vite, mieux, dans une meilleure direction. En revanche, je crois que si je trouve une "planque", ou plus optimiste, un poste convenant à mes capacités sociales et productrices, je le tiendrai, le ferai consciencieusement parce que j'ai une opinion plus concrète du contrat que je passe avec le monde pour être là. Je fais ça, je ne demande pas de faire plus, j'obtiens telle richesse et telle liberté personnelle.<br /> Donc je dois remplir ma part.<br /> <br /> Ce petit travail intérieur (qui peut sembler bébête, mais pour un sélénite comme moi, c'était pas gagné), je ne sais pas si ton salarié en a besoin, où il se situe par rapport à mon étape du raisonnement, et encore moins comment l'induire vers une attitude "assumable" (je me barre, ou je conteste ce qui me gêne, ou je fais ce que je dois et m'en demandez pas plus, ou je fais mieux mais je veux plus...). Mais ça peut peut-être te permettre de mieux analyser... <br /> Pour une fois que quelqu'un cherche à le faire !
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A
je trouve aussi que tu as eu un comportement adopté à la situation.<br /> C'est toujours difficile de manager une équipe. C'est plein de chausse-trappes. La fermeté avec quelqu'un peut être un comportement parfaitement "humain", parfaitement légitimé.<br /> cela m'a rappelé un souvenir. Une réunion de famille élargie il y a longtemps. une femme, ouvrière d'usine, parlant de son contremaître disait : le problème avec lui c'est qu'il est trop gentil... Il ne sait pas tenir sa place de chef...<br /> Cela m'avait marqué, car à l'époque j'étais assez facilement à prendre plus en considération la personne que le bien du groupe de travail en son ensemble. J'avais aussi ce côté "trop compréhensif". l'expérience m'a fait déchanter et changer de registre.
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E
Sacré Pierre, sacré Pierre ! :))<br /> comme tout cela te ressemble, toute cette humanité brassée, tout ce ressac, de réflexions, de questionnements, de doutes, de culpabilités, mais en même temps, il y a dans ce que tu écris, une vague, une vague nouvelle, qui pour s'être formée au loin, heurtée à tous les vents, arrive " enfin "...<br /> et amène avec elle sa parole neuve.<br /> Je parle de ce regard que tu poses sur toi. A travers ce que tu nous livres de ton expérience. De ce regard positif sur toi même. <br /> Qui te permet de placer ta voix.<br /> Et oui ça te donne du coffre pour l'élever :))<br /> Elever le ton. Au bon moment, à bon escient.<br /> De l'ajuster ;))<br /> D'occuper et de tenir ta place.<br /> Parce que tu tiens mieux dedans.<br /> Moi ça me touche ton histoire, parce qu'elle parle.<br /> Beaucoup de toi.<br /> Alors oui comme tu le dis, ne t'encombre pas.<br /> Elle est jolie cette voix, cette voie nouvelle...
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