L'origine d'une colère
Vendredi soir j'étais chez ma psy [oui, je vois une psy, qui me permet d'aller titiller du côté de ce que je laisserais de côté sans m'en aperçevoir]. Je lui ai raconté, en gros, le résultat de mes dernières semaines de cogitation intime. Cette colère qui est apparue, que je cultive sans la laisser proliférer ni envahir le jardin de mes pensées pacifistes.
Ma psy m'a aidé à préciser le sens des liens qui, indiscutablement, réunissent le passé lointain de mon enfance et celui plus récent d'un amour tumultueux. Ce n'est pas nouveau. Il y a bien longtemps que j'avais perçu ce lien étrange.
Pas si étrange en fait, puisque dans les deux cas il est question de relations affectives, et même d'amour.
Mon père était un homme autoritaire, facilement irascible dès que quelque chose le contrariait. J'ai dès l'origine admis ce postulat absurde : il avait forcément raison. Et jamais tort. Si quelque chose n'allait pas, ça venait forcément des autres. De ma mère, de mon frère, de moi. Forcément. Nous étions responsables des colères de mon père. Crises de fureur redoutables et disproportionnées.
Fort de cet exemple ma représentation de la colère est celle d'une violence incontrôlable, terrorisante. Très tôt je me suis soumis, suradapté afin d'éviter au maximum l'apparition de ces tempêtes. Je suis devenu un garçon bien poli, obéissant et très sage. Quelques épisodes édifiants sont racontés dans les Ricochets des blogueurs.
Ma propre révolte contre cette injustice d'une autorité abusive et liberticide, je l'ai étouffée. J'ai nié ma colère. Je ne me souviens pas de l'avoir extériorisée avant l'âge de vingt ans, lors d'un voyage aux États-Unis. Las Vegas ne s'en souvient probablement pas, mais dans ma famille, « le jour où Pierre s'est mis en colère » est resté dans les annales. J'ai cloué le bec à mon père en gueulant encore plus fort que lui, lâchant tout ce que j'avais contenu depuis des années. Il en était resté sidéré, se plaçant pitoyablement comme victime d'ingratitude, lui qui pensait « faire tout pour nous faire plaisir ».
Il n'avait pas tort... mais cela ne lui donnait pas le droit d'avoir une attitude dictatoriale.
Maintenant je sais que mon père est un grand angoissé, quelqu'un qui cachait sous le masque de l'autorité son manque d'assurance. L'autoritarisme, force des faibles, peut faire illusion aussi longtemps que celui qui s'y soumet ne découvre pas la faille qu'elle cache. Après ce n'est qu'une question de temps : la stature du modèle ne peut qu'inexorablement se déliter. Jusqu'à retrouver une place normale, humaine, fragile. Et finalement aimable dans son humble vérité...
Voilà vingt-sept ans que l'image statufiée de mon père se délite, malgré l'importance considérable des représentations tatouées sur mon esprit d'enfant. J'ai appris à l'aimer pour ce qu'il est, et plus encore par ses faiblesses.
Jeune adolescent je me souviens avoir souhaité sa mort. Je ne l'aimais pas. Il me détruisait à force d'humiliation, de rabaissement. Il n'avait pas la capacité de comprendre mon monde, émotionnel et rêveur, ni même de s'y intéresser. Lui seul avait raison... et moi je me sentais nul. Ne vallant rien.
Ma psy m'a demandé si je me sentais coupable de ces désirs de mort. Non, je ne crois pas. Mon père était vraiment malfaisant avec moi. Involontairement, bien sûr, et croyant agir pour mon bien, mais malfaisant quand même. Nuisible. Le détester c'était me sauver. Aujourd'hui je porte encore les stigmates de ses attitudes dénigrantes. Je me demande si toute ma vie ne sera pas consacrée à "réparer" cette destruction précoce... en même temps qu'elle m'aura donné l'occasion d'une exploration poussée de ses répercussions. Mon désir "d'aider" les autres à mieux communiquer, à mieux être en relation, à mieux se responsabiliser, découle directement de ce traumatisme.
Je crois que mon père a, dès l'origine, faussé ma perception de la réalité et de la "normalité". Ce que je percevais de lui était aberrant, absurde, dénué de sens et de logique. Un jour il était tendre et le lendemain il pouvait être violent pour des broutilles. Imprévisible. Ce que je vivais dépassait mon entendement. C'était incompréhensible.
Et pourtant je sentais bien qu'il nous aimait... qu'il m'aimait. À sa façon.
Je crois que ma colère d'aujourd'hui vient de là : l'absurdité des injonctions, l'impossibilité d'y répondre, l'injustice de ses réactions. Il a fait de moi un être très longtemps soumis, égaré en l'absence de directives fiables, apeuré et hésitant face à chaque décision à prendre. Les séquelles sont importantes.
Mon frère, au contraire de moi, est devenu rebelle et fonceur. Toute sa vie il a joué avec le risque, l'esbrouffe, la démesure. Façon d'exister différemment de ce père en sortant de son ombre, tout en écrasant, comme lui, son entourage "faible". Mon frère est aussi gros que je suis mince. Aussi exubérant que je suis discret. Aussi rétif à la rétrospection que je peux m'y retrouver. Il fonce autant que je suis lent. Ayant opté pour des tratégies de survie opposées, nous sommes quasiment des étrangers l'un pour l'autre. Et pourtant si semblables, selon nos enfants...
Quand j'y pense, le sentiment de gâchis est terrible.
Aujourd'hui mon père a peur de la mort. Elle semble le hanter. En même temps il continue de fuir son intériorité, incapable de parler de ses émotions. Dès que les sujets de conversation que je peux avoir avec ma mère deviennent un peu personnels, ou "psychologiques", il s'en va. Parfois il écoute, attentif mais sans dire un seul mot. Je crois que tout cela l'impressionne, lui qui n'a pas la capacité d'accéder à cette expression intime. Il n'empêche pas d'en parler en sa présence, signe qu'il respecte et s'y intéresse, mais il ne peut pas y prendre part.
Ma colère vient de cette retenue... que je ne peux qu'accepter.
Colère inexprimable contre cet homme du passé, à la fois proche et lointain, qui m'a dominé et avec qui je n'ai jamais vraiment pu parler. Parce qu'il (se) fuit et que je ne veux pas imposer la parole, par crainte de le fragiliser.
Colère inexprimable contre mon frère, qui a cassé mes tentatives de rétablissement d'un dialogue confiant, interdisant de fait une réunification.
Colère inexprimable en face d'une confidente devenue totalement hermétique. Situation aberrante, longtemps incompréhensible, réactualisant absurdement les traumatismes du passé.
Colère contre moi-même, énorme, de n'avoir pas su faire autrement que me soumettre, par crainte d'une démesure dans la violence et le rejet. Colère de n'avoir pas su prendre ma place plus tôt, de n'avoir pas osé affirmer mes limites, mes refus, mes forces. De ne pas m'être suffisamment fait confiance. Colère d'avoir eu peur de la colère. Indulgence aussi, vis à vis de l'enfant que j'étais, de l'ado fragilisé, de l'adulte inexpérimenté...
Tout cela est confus et complexe, source d'ambivalence. Il me faut du temps pour clarifier encore.
Aujourd'hui j'ai un regard indulgent et prudemment bienveillant envers mon père et mon frère. Je mesure leur sensibilité dissimulée, leur fragilité protégée. Il en va de même avec l'amoureuse enfuie. En même temps je garde le souvenir de ce que j'ai dû combattre pour restaurer l'image de moi qu'ils ont chacun, en leur temps, contribué à destructurer. Peu à peu je me (re)trouve, je parviens à exister à mes yeux, sans me référer aux leurs. J'existe par moi-même.
Ma façon d'aimer en est grandement influencée. Elle est devenue très autonome et fortement solitaire.