Femmes kamikazes
Il y a bien longtemps que je n'ai pas parlé de ma collègue Artémis, celle qui ne m'avait plus adressé la parole pendant des mois avant de me déclarer qu'elle « se détruisait » en agissant ainsi. Depuis le dialogue a progressivement repris et nous sommes de nouveau dans une période de détente et d'entente. Je garde toutefois une certaine prudence...
Aujourd'hui tout allait bien. Quand elle m'a subitement demandé, alors que nous étions tranquillement face à face et seul à seul dans le bureau : « tu ne parles pas quand tu es avec quelqu'un ? ». Il est vrai que travaillais sur l'ordinateur sans songer à discuter. Elle ajouta précipitamment, dans une semi-affirmation précédant ma réponse : « ça veut dire que tu n'accordes pas d'importance aux autres !? En fait les autres ne t'intéressent pas ! ». Je lui ai alors expliqué que je répondais volontiers aux questions, mais que mon registre de dialogue était surtout celui de l'intimité. Que ce qui m'intéressait était l'intériorité, l'être, les pensées profondes. Là je pouvais être aussi attentif que bavard... ce qu'elle n'ignore pas puisque nous avons eu ce type d'échange quand elle s'était intéressée à moi. Or dans le bureau, aujourd'hui, nous pouvions être dérangés à tout instant, obligeant à une interruption brutale qui m'aurait frustré.
Au delà des explications rationnelles, j'ai été un peu piqué par ses remarques maladroites, parce qu'il y a une part de vrai dans ses affirmations : je ne m'intéresse guère à l'aspect superficiel des vies, et cela me gêne un peu. D'autre part c'est bien souvent parce que je ne souhaite pas déranger ou être perçu comme intrusif que je retiens ma parole. Pour ne pas "l'imposer". C'est bien évidemment une erreur que d'agir ainsi, avec une trop grande retenue qui ne favorise pas les échanges, mais je ne suis pas encore guéri de très anciennes blessures...
La seconde partie de la question d'Artémis est typique de son mode de fonctionnement : elle a une étonnante capacité à passer alternativement du rire aux petites phrases piquantes, sans que je ne sache vraiment comment le prendre. Je suppose qu'elle agit impulsivement, cumulant les maladresses en voulant les corriger. Je reste donc sur mes gardes avec cette femme.
Superactive, elle traverse son existence comme elle peut, mais pas sans douleur ni questionnements... qu'elle se sait fuir. Véritablement angoissée par la fuite du temps elle n'a aucune patience et ne supporte pas l'impression d'immobilisme. Ni pour les situations, ni pour les personnes. Elle se dit être de mauvaise compagnie. « Je ne m'aime pas quand je suis avec les autres » explique t-elle. Je la sens hypersensible, et la vois souvent dure avec les autres comme avec elle-même. Je la taquine de temps en temps mais, subitement, elle peut sembler ne pas comprendre, disant alors que je suis « méchant »... entre rire et sérieux.
Il ne m'est pas toujours facile de cotoyer au quotidien cette femme versatile... et pourtant attachante. Précisément parce qu'elle est changeante et bourrée de contradictions ! Je constate avoir un petit faible pour ce genre de personnes à la sensibilité exacerbée, et ce d'autant plus qu'elles tentent de la dissimuler. C'est comme si je sentais tout ce qui se cache sous une émotive rudesse. Mais gare aux coups de griffe ! Il suffit que ma présence ou mon approche soient perçues comme menaçantes pour me voir vivement repoussé. Devenu comme "ennemi". Mieux vaut avoir le cuir épais...
Par chance le mien s'est épaissi ces dernières années. Ce n'est pas un hasard si je suis "prêt" à cotoyer Artémis...
Elle se dit être une "mutante", sans que je sache vraiment ce que cette revendication signifie à ses yeux. Ce n'est pas la première fois qu'une femme me déclare cela, ni que je croise de type de comportement tendant à l'autodestruction.
Autrefois j'aurais été incapable de tenir face à une Artémis qui, je le sens, "teste" ma capacité de résistance avec ses dérapages aux limites de l'incontrôlé. Elle joue avec mes sensibilités, les cherche, s'en veut. Dans la même poignée de secondes elle peut dire une vacherie, s'en vouloir, en rire, puis s'autopardonner prestement... pour vite changer de sujet. C'est comme si elle-même hésitait à retenir ses pulsions destructrices, les lachant de temps en temps tout en sachant très bien les effets qu'elles peuvent produire, autant désirés que redoutés.
Après plusieurs expériences j'apprends à me situer à la distance optimale de ce genre de femmes que mon calme semble séduire autant qu'il agace. La distance prudente que j'apprends à maintenir me permet de tenir en me préservant au mieux des dommages collatéraux. Car j'ai eu à encaisser, dans le passé, des rejets qui purent être violents, me faisant percevoir comme objet de haine. En fait je crois que la haine se projete vers l'image insupportable que je renvoie de ces femmes-kamikazes...
Ce que m'avait traduit Artémis ainsi : « quand on ne parvient pas à détruire l'autre c'est soi-même qu'on détruit ».
Je me demande ce qui me fascine et m'attire encore dans ce genre de relation. Cela tient sans doute du défi et de la réparation : me surpasser en améliorant ma capacité à endurer des coups. Devenir solide, être capable d'être celui qui tiendra le choc. Avec le rêve illusoire, sans aucun doute, d'être celui qui saurait guérir une femme de ce que je perçois comme sa souffrance...
Inutile de convoquer Tonton Freud, je pressens vaguement à quoi tout cela fait référence et l'importance qu'il y a à l'élucider. Piste de travail à suivre...