Dormir ou coucher ?
«Coucher avec une femme et dormir avec elle, voilà deux passions non seulement différentes mais presque contradictoires. L'amour ne se manifeste pas par le désir de faire l'amour (ce désir s'applique à un nombre incalculable de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu'une seule femme).»
C'est sur Blog de psy que j'ai trouvé cet extrait d'un texte de Milan Kundera. Il a inspiré moult réflexions à l'auteur dudit blog et j'ai eu envie de reprendre le flambeau en me référant à mon expérience...
Durant le quart de siècle qu'aura duré ma vie conjugale ces deux « passions » (?!) dont parle Kundera étaient confondues en une : je dormais avec l'unique femme avec qui je partageais ma sexualité [vous remarquez qu'en affirmant cela j'élude la question du désir... Or là était bien la question principale !]
J'ai beaucoup aimé dormir avec elle et ne m'en suis jamais lassé. J'ai aussi aimé partager sensualité et sexualité... bien qu'à la longue il y ait eu une insatisfaction liée au désir sexuel. D'ailleurs, ce qui m'a le plus manqué lorsque nous avons décidé de nous séparer ce n'est pas de ne plus "faire l'amour", mais de renoncer à dormir avec elle et à la tendresse que cela permettait. Je me souviens très précisément de ce matin où je me suis levé de notre lit commun en sachant que je n'y reviendrais plus. Charlotte dormait encore et, si elle savait que ma décision était imminente (pour répondre à sa demande), en revanche elle ignorait le jour exact où je me déciderais.
Le choix de la séparation a été fait parce que j'avais (re)trouvé ailleurs, dans d'autres bras, d'autres yeux, d'autres pensées, ce fameux désir de sexualité. Je crois fermement que c'est l'irruption du désir qui a causé notre séparation. Ce n'est pas le manque d'amour...
L'extrait de Kundera paraît donc corroborer, en quelque sorte, ce que j'ai vécu. Sauf que pour ma part « le désir du sommeil partagé » n'était pas focalisé sur « une seule femme ». Pas davantage que l'amour puisque j'en vivais deux. Cependant mon désir de partage sexuel se portait préférentiellement sur l'une d'entre elles. Quant à distinguer ce qui, dans ces deux amours, tenait de l'amour-amoureux, de l'amour-amitié, de l'amour-désirant et de l'Amour majuscule, ça n'aurait rien de simple ! Même après quelques années de recul...
Depuis cette époque pas si lointaine où je vivais en couple j'ai eu le plaisir de partager les nuits de quelques femmes. Oh, pas tant que ça, mais quelques unes quand même. J'ai toujours beaucoup apprécié ces moments d'intimité corporelle qui, finalement, avaient peu de rapport avec la sexualité telle qu'on l'entend. Bien évidemment il y avait dans cete sensualité quelque chose de l'ordre du sexué [ce n'étaient pas des hommes !], mais il y avait aussi autre chose. Une présence, une forme de partage : l'étreinte des corps, sans qu'il y ait cette fameuse pénétration d'une partie d'un corps dans un autre, sous quelque forme que ce soit.
Je distingue sensualité et sexualité, bien que les deux puissent s'allier, et ce n'est pas par hasard. Je me demande, si j'avais à choisir, si je n'opterai pas pour "dormir avec" plutôt que "coucher avec". Se lover l'un contre l'autre, peau à peau, s'emmêler les membres, sentir la chaleur de l'autre, son souffle, les battements de son coeur. Sa vie. À condition, bien sûr, qu'il y ait suffisamment d'entente, d'attirance et de confiance pour que ce soit possible. Mais il ne m'est pas besoin d'aimer, amoureusement parlant. Il est cependant primordial pour moi, je l'ai compris, que les choses soient claires dans la tête de chacun des partenaires. Que chacun sache à peu près dans quel champ sentimental et relationnel il se situe. Sinon il y a des craintes vis à vis de la liberté... Ce n'est pas toujours simple : la première fois que j'ai franchi le passage, symboliquement fort, du lit partagé, j'étais en limite de ce qui m'était admissible. Je n'avais pourtant que "dormi avec". D'autres fois, lorsque j'ai "couché avec", il m'est arrivé de ressentir un certain malaise, principalement parce qu'il n'y avait alors pas de sentiment amoureux de ma part. J'ai "fait l'amour" [devrais-je dire "baisé" ?] avec une femme dont je n'étais pas amoureux, même si je partageais avec elle suffisamment d'affinités, d'intimité, et de confidences pour que ce soit possible sans être glauque. Nous avons partagé une sexualité parce qu'un désir réciproque était là, probablement plus animal que sentimental. L'amour en tant que tel était absent, du moins au sens commun du mot "amour".
Avec le recul je me rends compte qu'il m'est probablement plus simple de ne pas suivre un simple désir physique. "Coucher avec" fait entrer dans une dimension bien particulière, qui peut entraîner des conséquences psychiques indésirables. Car il ne s'agit pas seulement de partager une intimité sexuelle : c'est aussi toucher quelque chose de profond en soi. C'est toucher à ma propre intimité, et au regard que je porte sur moi. J'ai besoin d'être très au clair au niveau des sentiments et des représentations que j'ai de la sexualité. Il y a une question de respect. Par expérience j'ai constaté que quelque chose pouvait se transformer au niveau des sentiments et/ou du désir dès que le "passage à l'acte" était consommé. A contrario que je ne crois pas que "dormir avec" produise le même genre de chambardement. Mais mon expérience reste modeste...
En fait... je me sens écartelé entre des aspirations mal définies. Quelque chose qui hésiterait entre la liberté du plaisir et une certaine exigence du désir. Depuis que j'ai entrevu des sommets que je ne connaissais pas dans l'étreinte amoureuse, sensuelle et sexuelle, je reste comme bloqué sur cette vision élevée. Comme si j'avais été happé par quelque chose qui, faute de l'avoir vu se renouveller, reste assez mystérieux. J'ai clairement senti que je touchais quelque chose d'ineffable, sensible, ténu, qui confinait à l'absolu [mais non, ce n'est pas un gros mot...]. Était-ce dû à l'intensité du désir et des sentiments, longtemps privés d'expression corporelle ? Peut-être...
Je n'ai pas la réponse puisque les circonstances ont fait que ça n'a pas pu se prolonger. Mais peu importe : je sais que ça peut se (re)vivre... Sauf que je me demande si, d'une certaine façon, je ne m'y serais pas fermé en m'extrayant de toute recherche sentimentale.
Me voila bien loin du "dormir avec" de Kundera... et pourtant, je crois que, dans une moindre mesure, il y a dans le sommeil partagé quelque chose qui se rapproche de ce que j'ai vécu si fort : une forme d'alliance, de confiance, d'abandon. Ce que je n'ai pas retrouvé dans une sexualité plus conquérante, de l'ordre de l'assouvissement...