À la manif'
C'est avec trois quarts d'heure d'avance que je suis arrivé sur le point de rendez-vous pour la manif', devant la gare. Il devait y avoir deux cent personnes, guère plus. Une dizaine de minutes plus tard c'était pas loin d'un millier qui étaient là. Et puis ça a enflé comme ça, de minutes en minutes. Trois, cinq, six mille personnes... Après je n'ai plus pu estimer. Il en arrivait de toute part. Leur convergence était à elle seule semblable à un cortège.
Avec un peu de retard cette marée humaine bigarrée s'est lentement mise en mouvement, comme un fluide aspiré dans l'avenue. Au loin ce qui avait semblé être la tête du cortège arborait d'immenses ballons estampillés aux couleurs des syndicats. Avec mes deux collègues, seuls représentants de notre toute petite structure, nous avons suivi le mouvement.
Au début l'étirement du cortège laissait un large espace et la progression était aisée. Dès que l'agglutinement est apparu mes deux acolytes se sont glissés sur le côté pour dépasser la masse dense. Fasciné, je regardais l'incroyable diversité des participants. Vieux militants à l'allure typique des habitués de longue date, jeunes artistes aux accoutrements pour le moins originaux, tempes grisonnantes ou coiffures rasta, cheveux courts ou colorations vertes, bleues... Un joyeux mélange qui m'a ravi.
Parvenant sur une nouvelle avenue perpendiculaire, beaucoup plus large, quelle ne fût pas ma surprise de découvrir que d'autres points de rassemblement avaient entièrement empli l'espace, plaçant la tête de cortège infiniment plus loin que ce que j'avais cru. La foule était considérable, se comptant en dizaines de milliers de personnes. Des slogans s'égosillaient dans des micros hurlants, se couvrant mutuellement à quelques dizaines de mètres d'écart. Les drapeaux et les banderolles, des plus classiques aux plus artistiques, présentaient les revendications de chaque groupe, chaque syndicat, chaque entreprise ou corporation. Voyant un groupe portant la tenue typique du service public dans lequel officie mon épouse, je l'ai cherchée du regard, à tout hasard. Elle était là, rayonnante, en tête de sa délégation, portant une partie d'une grande banderolle. Un rapide coucou, le temps de lui glisser à l'oreille que je la trouvais belle dans cette situation insolite, et je suis retourné voir mes collègues qui avaient déjà poursuivi leur avance.
Tout le long du cortège nous avons eu ce pas légèrement accéléré qui nous a permis de voir le paysage mouvant de la foule. De temps en temps je m'arrêtais pour me jucher sur un quelconque piédestal, afin d'observer cette marée qui serpentait à perte de vue. Une tape sur l'épaule m'a permis de retrouver une amie de longue date, un peu perdue de vue. Mais mes collègues filaient devant et je les ai prestement rejoins.
Postiers, défenseurs des sans-papiers, retraités floués, employés d'entreprises en difficulté, maires en écharpe tricolore, clowns et joueurs de tambour, masse innombrable des gens sans étiquette... et vieilles rangaines hors d'âge, totalement dépassées, décibêlant de haut-parleurs tonitruants. Moi, toujours réjoui au milieu de cette foule solidaire, si loin de mes préférences solitaires.
À force de dépasser des gens, nous avons fini par arriver en première ligne... puis à la dépasser. Je ne sais pas pourquoi mes deux coéquipiers ont gardé ce rythme, mais finalement ça me donnait l'occasion de voir plusieurs aspects de la manif. Devant la banderolle de tête, unissant tous les syndicats, derrière la police qui coupait la circulation automobile. Le service de sécurité des syndicats demandait de ne pas se placer devant la banderolle de tête, mais ma collègue Artémis n'admettait pas qu'on lui impose quelque chose. Finalement je suis resté à côté d'elle, filant loin devant, profitant de l'espace vide des rues pour marcher en plein milieu. Plaisir de gamins...
Arrivant devant la préfécture, point de ralliement prévu, j'ai envoyé un texto à mon plus jeune fils avec qui nous communiquions nos points de situation. Lui, parmi les étudiants, était encore à quelques kilomètres avec une bonne heure de décalage. Là où j'étais une sono ahurissante déversait les décibels assourdissants d'un olibrius qui voulait que « Sarkozy nous entende ». Énumérant chaque corporation il déclenchait une clameur bon enfant à chaque fois, comme si effectivement ce genre de cris allaient changer quelque chose à la situation sociale...
Lassés nous sommes partis. Mais bon, nous y étions, manifestant un mécontentement généralisé ! Et j'y étais aussi. C'était ma première manif...
Sans vergogne j'ai profité du déplacement à la grande ville pour user de mon pouvoir d'achat. Il venait d'être défendu par tant de gens ! Je me suis acheté un appareil photo, remplaçant l'ancien qui ne fonctionnait plus que de façon très aléatoire. La prochaine fois je pourrai photographier la manif'...