Le pantalon rouge
Mon grand-père n'a pas fait très longtemps la Grande Guerre, dont nous fêtons aujourd'hui l'armistice. Portant le pantalon rouge il a été blessé dès les premiers jours et laissé pour mort. Devenu prisonnier, envoyé dans un premier camp, transféré ensuite dans un autre en Allemagne ou en Pologne, il y resta jusqu'à la fin de la guerre.
Mon grand père était dessinateur dans l'âme. Je ne connais pas l'histoire exacte des quelques aquarelles que je présente mais je crois bien qu'il les a réalisées durant sa captivité. Le niveau de détail des uniformes, la dimension réduite des supports, semblent en attester. J'ignore comment il s'est débrouillé pour trouver papier et couleurs mais il est certain qu'il disposait de quelques moyens graphiques dans un des camps puisqu'il réalisait des petites affiches pour des pièces de théatre improvisées par les prisonniers. Il contribuait aussi à un modeste journal interne, qu'il illustrait et dans lequel il tenait une rubrique [une version antique du blog, en quelque sorte...]. Quoi qu'il en soit il a utilisé son talent pour représenter ce qu'il vivait. Le dessin ci-dessus, laissant imaginer des conditions d'hébergement sinistres, est le seul de cette tonalité qui soit parvenu jusqu'à nous. Tous les autres sont beaucoup plus humoristiques, laissant voir un certain regard porté sur des conditions de vie qui, pourtant, restaient très rudimentaires.
Outre une valeur historique ces dessins, presque centenaires, sont aussi, en ce qui me concerne, porteurs d'un autre message : la subjectivité d'un regard porté sur une réalité qui aurait pu être perçue comme tragique. Incontestablement mon grand-père à voulu garder, ou transmettre, quelque chose qu'il ressentait comme positif. Il avait alors une vingtaine d'années...
La silhouette de l'homme en pantalon rouge, à droite, semblant appuyé contre le cadre du dessin, pourrait bien être celle de mon grand-père se représentant en train de dessiner.
Puisque je suis en pleine période de psychogénéalogie ce grand-père est revenu au devant de ma scène intérieure. Avec une place toute particulière puisque, selon ma mère, je lui ressemble beaucoup. Dans les traces des représentations maternelles je crois ainsi avoir été "chargé" de je ne sais quel rôle. D'autant plus que le seul fils de mon grand-père s'est éteint lentement à l'âge de huit ans, condamné par une maladie alors incurable. Ce vrai fils avait fait de mon grand-père, enfant illégitime honteux de l'être, un vrai père. Je suis donc le premier descendant masculin du père de ma mère, et à ce titre porteur de valeurs et attentes héritées de cette lignée. J'entends par valeurs ce que l'on transmet à ses enfants en considérant que c'est important, en positif comme en négatif.
Ce qui m'a frappé, et bouleversé, lorsque s'est exprimé en moi ce qui avait infusé de l'histoire de mon grand-père, c'est que se retrouver loin de chez lui avait dû lui apporter une grande bouffée d'air. D'après ce que j'en sais [via la transmission orale maternelle] sa mère était étouffante et sévère. Elle lui interdisait de dessiner, considérant probablement que ce n'était pas sérieux. Mon grand-père, enfant, se faisait donc, à l'école comme à la maison, gronder quand il se laissait aller à son besoin d'expression artistique. Je crois que quatre ans de camp de prisonnier ont été pour lui, paradoxalement, quatre ans de liberté. Du moins d'une certaine forme de liberté...
Ah oui, au fait : mon premier métier était... dessinateur.