Le vert et l'éthique
Ils ont été plantés là il y a peut-être vingt-cinq ou trente ans. Entre une route à grande circulation et un terrain de sport, en limite d'un grand parc paysager du 19eme siècle. Épais rideau cache-misère, sans âme, dont la fonction prime sur la qualité esthétique. Des arbrisseaux plantés bien régulièrement, pour apporter de la verdure. Celui qui a été en charge de concevoir cette tache de verdure, ou un autre qui s'est senti les compétences suffisantes pour cela, à proposé un végétal robuste et pas cher. Faisant appel à sa pauvre imagination il a décidé : « On va mettre des Charmilles. C'est bien les Charmilles ! ».
Et la série de petits arbrisseaux, sans doute plantés avec une belle régularité à la distance étriquée choisie par le technicien, a rempli son rôle : cacher un disgracieux talus. Puis ils ont poussé, année après année, se sont élargis comme ils pouvaient et les plus vigoureux ont étouffé les plus faibles. La nature est impitoyable !
Si bien qu'avec le temps, sans aucun entretien, les frêles tiges sont devenus arbres maigrelets. Denses et serrés, dans une course effrénée vers la lumière. Vers la survie. La nature s'est lancée à l'assaut de la place disponible. Entre route et terrain de sport. Mais la nature ne se préoccupe pas des contraintes humaines... elle s'étend à sa guise et sans vergogne. Elle évolue sans cesse, offrant par son expansion de nouvelles ambiances bénéfiques pour les oiseaux, les insectes, d'autres plantes qui apprécient l'ombre. La nature domestique laissée libre s'enrichit constamment de nouvelles espèces et tend vers la biodiversité.
Alors l'homme, gestionnaire de son état, a trouvé que ce bout de nature en prenait un peu trop à ses aises. Devenait un peu envahissant, sortait des limites imparties. Et l'homme n'aime pas sentir que quelque chose lui échappe. Il fallait faire quelque chose !
Il a été décidé de "limiter" cette prolificité. De contenir cette expansion végétale. C'est simple : une tronçonneuse, outil miracle de contrôle des arbres ambitieux, viendrait sans difficulté à bout de ces centaines de jeunes arbres. Quelques secondes pour chaque tige et hop, de 6 mètres on rabaisserait tout ça à 2,50 m. Et même moins, ça sera encore plus simple. Sschlaaack, une bonne coupe en brosse ! Un coup de rasoir sur cette pilosité végétale, bien dégagé derrière les écorces !
VroaAam, vroaaaAAammm. Et un, deux, trois... vingt, trente... cent, deux cents... tous coupés rasibus ! Pas de chichi. Tous pareil !
Tant pis pour les oiseaux qui n'auront plus rien pour faire leurs nids. Tant pis pour les bourgeons qui, déjà, gonflaient. Tant pis pour la sève qui s'écoule en abondance des troncs et branches amputés ! Il faut répondre à la demande du technicien, qui répond lui-même à la demande des services routiers., qui répondent eux-mêmes aux règlements. Ou qui anticipent, au cas où... De toutes façons on ne pourra pas laisser ces tiges grandir indéfiniment. C'est trop serré tout ça !
Inadéquation entre une conception indigente et l'absence d'entretien pendant des décennies... oui, il faut bien intervenir à un moment ou un autre. Mais il y avait peut-être d'autres façons de faire... Sélectionner, éclaircir, conserver ce qui en valait la peine : l'esthétique d'un bout de nature et le refuge qu'il offre pour les animaux. « Hein ? Quoi ? éstétik... késako ? Des animaux... pfff, y z'iront ailleurs ! L'impératif c'est la sé-cu-ri-té ».
VroaaAaam, vroaAAAaaam, coupe et coupe ! Ne restent que des tiges tranchées, hérissées. C'est laid, horrible. Un massacre ordinaire.
Celui qui écrit ces lignes est aussi celui qui a tenu la tronçonneuse, aujourd'hui. Ben oui... Chargé de répondre à la demande de celui qui a accepté ce carnage chantier. Chargé de faire travailler les personnes qu'il encadre. Chaine de responsabilités et de fonctions, le donneur d'ordre n'étant pas celui en charge du sale boulot. Et celui qui fait le boulot... n'avait guère de possibilités de faire autrement. Refuser pour des raisons éthiques... alors qu'un autre a déjà rasé le quart de l'espace... et qu'un autre le terminera de toutes façons ? À quoi bon résister..? Aucune valeur patrimoniale. Juste un bout de nature évadée des limites qui lui étaient assignées.
Alors j'ai exécuté la sentence. Sans me poser de questions. Sans me laisser la place de m'en poser. Je voyais mais ne regardais pas. Anesthésie volontaire. Ne pas penser.
Mais la sensibilité ne se laisse pas museler ainsi et j'ai quand même fini par dire à mes gars : c'est du massacre ! Un peu étonnés, ils m'ont répondu en choeur « il faut bien le faire, puisqu'on nous le demande ! Et puis ça repoussera ! ». L'argument qui tue : "ça repoussera". Que d'horreurs commises sous couvert de cette hérésie... Quant à répondre à la demande... difficile de ne pas faire des analogies avec d'autres exécuteurs d'ordres en des temps sombres de l'histoire.
Pourtant, quand je vois d'autres faire ce genre de décapitation je m'insurge en silence contre leur incompétence : « mais c'est pas comme ça qu'il fallait faire, bougres d'andouilles ! ».
Pourtant je suis parfaitement informé de l'aberration de ce que je fais : je militais autrefois contre ce genre de pratiques défigurantes. J'écrivais des articles expliquant les pratiques respectueuses pour un journal d'obédience écolo-naturaliste.
Pourtant je suis un amoureux des arbres et j'ai fait jadis de cette passion un métier. J'en ai fait naître des milliers, plantés un peu partout en France. Et l'arbre est à l'honneur dans mon vaste coin de nature.
Pourtant je suis un naturaliste convaincu...
Mais ce bout de semi-nature, posé la entre ville et campagne, n'est ni l'un ni l'autre. Ces arbres n'avaient pas la place de tous grandir. Il fallait choisir : un petit bout de haie ensauvagée ou un "espace vert" régularisé dont la fonction est d'avoir cette couleur : vert végétal.
Pas de photos du massacre, mais une autre représentative de la diversité,
quand un végétal n'est pas que "vert".
(Bouleaux de Chine)
- Lire aussi Coumarine, autour d'un thème semblable : La chanson des arbres