Peu de temps avant mon escapade irlandaise Coumarine à lancé un questionnaire sur l'autocensure dans les écrits publiés sur la toile. Le sujet m'interpelle, mes anciens lecteurs le savent, depuis que j'y écris dans le registre de l'intime. Les circonstances ont fait que la problématique est restée actuelle, voire plus présente au fil des ans. Je ne pouvais donc manquer d'y revenir, actualisant peut-être ce que j'ai pu en dire antérieurement. Les habitués n'échapperont au long développement que j'en fais qu'en zappant sur ce billet, probablement redondant...

L'ouverture sur l'intériorité, à ce qui est habituellement caché, ou du moins peu montré, a quelque chose de fascinant, mais aussi de potentiellement dérangeant. Je me souviens que mes premières réactions de lecteur devant l'intimité publiquement dévoilée furent peu favorables. Je considérais cela comme de l'exhibitionnisme malsain. Jusqu'à ce que je découvre que le partage, et donc la connaissance, puis la conscience pouvaient naître de cette expression de soi...

Lancé dans un processus de libération par les mots j'ai alors pensé qu'il y avait beaucoup à gagner dans le dévoilement devant autrui. Bien caché derrière l'écriture sous pseudonyme je voyais déjà miroiter les effets positifs d'un affranchissement de l'autocensure constante qui me caractérisait. Comme bien des personnes manquant d'assurance je n'osais pas dire ce que je pensais. Là j'allais enfin pouvoir "être moi-même" ! La réalité s'est révélée moins idéale. Certes je me suis émancipé d'un certain nombre de carcans, ouvert à de nouveaux champs d'exploration mais, finalement, n'ai-je pas seulement modifié les contours de mes domaines d'expression ? N'ai-je pas simplement mis en lumière d'autres parts de mon identité ? Ce serait déjà beaucoup, me direz-vous ! Ne resterait qu'à faire se rejoindre dans le réel ces différents "personnages" qui me composent...

Depuis que j'y réfléchis je me suis souvent interrogé sur ma tentation initiale d'aller vers une hypothétique "transparence". Aujourd'hui je la décrirais comme autant illusoire que dangereuse, dès lors que je suis identifiable (même si c'est sous pseudonyme). Surtout si je me sens "atteignable". Or on l'est rapidement dans le registre intime, à moins de se couper totalement des réactions du lectorat...

Bien sûr tout cela dépend de la place accordée au lectorat et de la façon dont est investi ce lien pluriel.

Si la recherche d'une connaissance de soi me semble toujours tout à fait utile, et que je la privilégie, en revanche j'ai constaté qu'il était périlleux, voire préjudiciable, de tenter de pousser trop loin le dévoilement public. D'une part pour moi, d'autre part vis à vis des personnes avec qui je suis en lien. Outre une forme de "respect de soi", qui passe par une nécessaire protection intime, il y a surtout une question de respect dû aux autres et à ce qu'ils pourraient considérer comme faisant partie de leur domaine privé. Aujourd'hui j'attache une grande importance à la notion de confidentialité, notamment parce que divers évènements fâcheux ont abouti à ce qu'elle soit très sérieusement malmenée. Bref : pas question d'être aussi spontané que je l'aurais voulu !

Autant dire que ma démarche m'a mené, par l'expérience, d'une soif de liberté d'expression à l'installation d'une retenue croissante. Ou plus exactement à une délimitation des zones de pleine liberté. Des remparts se sont dressés là où j'imaginais trouver une vaste étendue de liberté. Et bien que je me sente infiniment plus libre dans ma capacité d'expression, l'autocensure est devenue une contrainte majeure. Auparavant je n'osais pas écrire publiquement ce que je pensais, maintenant je m'en empêche dans nombre de registres qui, pourtant, me verraient volontiers volubile.

J'insiste bien sur l'aspect public de l'écriture, étant entendu que dans des échanges privés les enjeux diffèrent très largement. C'est l'amplification et l'impact des effets qui change tout. Sur le fond il y a pourtant un même principe : on ne dit pas tout. Soit qu'on ne le puisse pas, ne le veuille pas, ou ne le doive pas.

.

.
Concernant l'autocensure elle-même, j'en considère deux formes. D'un côté il y a celle qui, spontanée, concerne ce qu'il ne me viendrait pas à l'idée d'évoquer publiquement. De l'autre il y a une autocensure consciente, volontaire ou subie, dont les limites dans l'exprimable sont parfois délicates à établir. Seule la seconde sera éventuellement ressentie comme une contrainte, obstacle à la spontanéité.

Finalement il apparaît que l'autocensure a deux fonctions simples, qui parfois s'entremêlent : protéger celui qui s'exprime et/ou ceux dont il parle.

Nettement plus ambigüe est la place du lecteur, qui se trouve confronté à l'intimité d'autrui avec toute l'ambivalence qui naît du mélange de curiosité et de gêne. Mais sur ce point ma position est claire : je considère que la protection du lecteur lui revient, sachant bien que des propos peuvent faire effraction brutale dans son esprit. Libre à lui de réagir à sa façon...



J'en viens maintenant au questionnaire de Coumarine. En voulant y répondre je me suis rendu compte que je ne pouvais le faire d'une façon globale : j'exerce ici plusieurs paliers d'autocensure, variant selon mon degré d'intimité avec les lecteurs. Je rappelle aussi que j'écris certes publiquement, mais dans un espace "privé" puisque tant ma famille que mon entourage professionnel, mes amis anciens, mes voisins, sont censés ne pas me lire. C'est à dire que toutes les personnes avec qui je suis en contact dans la "vraie vie" ne connaissent pas celui que je suis ici ! La seule exception étant celle des personnes que j'ai rencontrées grâce à internet, qui connaissent donc depuis l'origine la part de mon intimité que je rends publique...

Ouais, c'est assez complexe ces rapports entre l'intime, le public et le privé !

Selon le degré d'interaction que j'ai avec les personnes qui peuvent me lire, je peux ainsi distinguer deux champs d'autocensure :

  • le cas général ("tout le monde", c'est à dire le lectorat plus ou moins identifié et habitué, mais jamais rencontré dans la réalité).

  • le cas particulier des personnes du cercle des blogs (journaux, forums...) rencontrées "pour de vrai", avec un degré plus ou moins poussé d'intimité

Dans chacun de ces cas une forme différente d'autocensure peut s'exercer. Pour affiner je dirais que l'autocensure est fonction de la représentation que j'ai des personnes qui me lisent. Selon ce que je pense (consciemment ou pas) de telle ou telle personne, ce que j'en connais, je peux être influencé dans ma façon d'aborder un sujet. Or l'influence est le début de l'orientation des propos, donc de l'autocensure comme de l'exacerbation narrative, qui n'est que l'autre versant de la non-spontanéité.

Il me serait difficile de passer sous silence un troisième cas, très spécifique : celui d'une autocensure qui a rendu extrêmement complexe ma libre expression publique dans mes domaines de prédilection. En effet il est très vraisemblable que j'ai encore aujourd'hui comme lectrice une amie avec qui une relation de confidences et de grande intimité a finalement dysfonctionné jusqu'à se rompre, il y a de cela plusieurs années. Cet arrêt, qui me fût extrêmement douloureux et profondément perturbant, m'a mis face à d'innombrables questionnements... et continue d'alimenter mes réflexions autour de mon rapport à autrui. Mon actuel positionnement de refus amoureux en découle. Il va sans dire que la possibilité de cette présence silencieuse joue un rôle majeur dans les restrictions de ma liberté d'expression...

Par souci de confidentialité [parfaite illustration d'autocensure] je n'évoquerai pas plus loin ce dernier cas. Il est cependant l'objet de la censure la plus impérieuse, la plus contraignante et, par voie de conséquence, celle qui prédomine en s'imposant sur les autres cas de figure. Je suppose qu'il en va de même pour des écrivants qui seraient lus par un entourage affectivement très proche, dans des conditions relationnelles pas forcément optimalement fluides...

Ce préambule étant posé, et abstraction étant donc faite du cas spécifique, je réponds au questionnaire de Coumarine. En sachant que plusieurs de mes réponses seraient radicalement opposées dans le cas que j'entends contourner et mériteraient un développement plus conséquent...

.

.

  • Vous est-il arrivé de vous faire taper sur les doigts par quelqu'un que vous connaissez suite à ce que vous avez écrit sur votre blog? Quelqu'un qui vous reproche d'avoir parlé de lui par exemple? (quid des photos aussi?)

Je n'en ai pas souvenir. J'ai appris à éviter d'évoquer quoi que ce soit qui pourrait déranger des personnes que je connais si je sais qu'elles peuvent me lire. Je peux faire part d'appréciations positives, éventuellement d'une opinion différente (avec un désir d'enrichissement commun), mais surtout rien de "négatif". C'est bien trop propice à stimuler la part sinistre de l'imaginaire ! D'une manière générale je ne crois pas qu'il soit bon de s'exprimer sur autrui en public dès lors que des sensibilités sont en jeu : si j'ai quelque chose à dire j'en fais part directement à la personne concernée (ou je laisse tomber...). J'attends la même chose des personnes qui auraient quelque chose à me faire savoir. D'une part le véritable dialogue se passe de témoins, d'autre part je redoute beaucoup l'effet amplificateur de la scène publique...

Malheureusement je n'ai pas toujours su me maintenir à l'écart de ce qui a pu être écrit publiquement sur moi, de façon directe ou allusive.

Je pense avoir beaucoup appris de mes erreurs et fais en sorte de ne plus être acteur de ce genre de spectacle. Quitte à ne plus lire ce qui pourrait potentiellement me concerner, ou le faire en différé, pour ne pas être tenté de surenchérir...

Pour les photos, je n'en utilise pas qui représenteraient des personnes identifiables.

.

  • Gardez-vous farouchement votre anonymat pour vous sentir libre d'écrire comme vous en ressentez le besoin? Ou comme vous aimez le faire?

Je reste "anonyme", bien que je donne mon prénom et que plusieurs de mes lecteurs me connaissent "en vrai". Si j'écrivais sous mon identité civile ce serait dans un tout autre registre, avec une évidente autocensure. Je ne crois pas que celle-ci serait vécue comme contraignante puisque établie comme base de départ. Il me semble que ce qui me gênerait le plus serait une porosité entre le monde réel et celui d'internet. C'est d'ailleurs une contradiction puisque, d'un autre côté, je reste tenté par la réunification de mes différentes identités ! J'ai cependant très rarement donné l'adresse de mon blog à des personnes connues dans le monde réel, et les seules qui l'ont obtenue (ou trouvée...) avaient été rencontrées via internet (forums, journal, blog). Des échanges approfondis sur les relations et/ou les échanges par internet préexistaient donc. Si je donnais la clé d'accès de mes sites à d'autres personnes je crois que je restreindrais énormément mes champs d'expression ! Non, surtout ne pas donner à lire mes élucubrations intimes à celles et ceux qui me fréquentent "en vrai" ! Je ne l'ai jamais fait pour aucune de mes connaissances féminines qui pourraient lire quelque chose sur elles et avoir accès à des aspects de moi qu'elles ignorent et font partie de mon jardin secret à leur égard...

Je crois que plus je me sens pouvoir être cerné par des personnes venues d'horizons différents, plus j'en viens à passer sous silence des domaines qui font partie d'une "vie privée" par rapport à chaque cercle de connaissances. Les contours public/privé ne sont pas les mêmes selon les cercles de fréquentation. Autrement dit, plus je suis accessible, "ouvert à tous", "transparent"... et plus je ferme de placards.

Si un jour je veux écrire vraiment librement en public je crois que j'opterai pour l'anonymat (et une nouvelle identité), sans signaler à quiconque ce nouvel espace. Mais ce serait reproduire l'expérience déjà réalisée. Démultiplier des personnages alors que je cherche à les unifier. Je ne crois pas que ça me tente...

.

  • Vous est-il arrivé de supprimer après publication un billet qu'après réflexion vous avez jugé trop intime, trop personnel? (par honte, gêne, peur du jugement, de briser votre "image")

Je ne crois pas l'avoir fait. Par contre j'ai parfois eu des moments de gêne en prenant conscience de ce que je venais de mettre en ligne, que je sentais aux limites de ma pudeur. Mais flirter avec ces limites est aussi une des raisons d'être de mon écriture.

.

  • Vous freinez-vous dans ce que vous avez envie de raconter? Cela concerne-t-il vos enfants, votre couple? Ou bien plutôt vous et ce que vous vivez, mais que vous considérez comme "indicible", inracontable?

Difficile de répondre à cette question puisqu'elle dépend de l'autocensure majeure que j'exerce sur les sujets qui me préoccupent le plus ! Oui, je tais ce dont j'aurais eu envie de parler [je tais aussi ce dont je n'ai pas envie de parler mais, bizarrement, ça ne me pose aucun problème, hé hé...]

Pour tous les autres sujets je ne me freine pas. Ou alors sans m'en rendre compte. Ou encore parce que je sens qu'ils pourraient réveiller des discussions dont je suis lassé. Je parle de temps en temps de mes enfants mais il ne me viendrait pas à l'idée de dire quoi que ce soit de préjudiciable... parce que la communication entre nous est fluide et que tout peut être exprimé. Autrefois j'ai beaucoup parlé de mon couple, précisément parce que ne pouvait s'y dire tout ce que je ressentais comme nécessaire. Il m'arrive sporadiquement d'évoquer mes rapports avec des membres de ma fratrie, ou avec mes parents, sans que ce soit pour autant incommunicable... Je crois que ce qui s'exprime de "sensible" dans les écrits intimes tourne surtout autour de l'incommunicable avec les intéressés. C'est la parole "interdite", ou difficile, qui trouve son exutoire dans le journal intime. Qu'il soit public ou pas. Il y a alors de quoi être étonné quand des personnes cherchent à lire des écrits nourris par leur refus de discussion ! J'ai eu connaissance de plusieurs de ces cas. Quel est le sens de ces drôles de liens ? Qu'en déduire et comment y réagir ? Les comportements humains sont parfois assez étranges...

.

  • Vous est-il arrivé de raconter des choses de vous, soit par le biais de l'écriture "automatique" (dont vous êtes donc seul(e) à connaître la clé?) Soit pas le biais de la fiction, du récit?

Non, aucune de ces formules ne me tente. Je les percevrais comme des échappatoires. Je préfère "assumer" ce que j'ai envie de dire. Tendre vers la franchise. J'ai besoin de me frotter avec le vrai sens des mots et la concrétisation de mes idées. Ce n'est pas tant vis à vis de mes lecteurs que vis à vis de moi-même.

Par contre j'ai parfois eu une écriture "automatique" avec des dialogues entre différentes instances de moi. Je trouve intéressant de me mettre moi-même au pied du mur, ou face à mes propres contradictions. Il en sort presque toujours quelque chose qui me surprend. Mais je suis prudent avec ce contournement de l'autocensure...

Il m'arrive parfois d'écrire quelques lignes "codées", des messages personnels destiné à n'être intelligibles que par le destinataire, mais ce n'est pas à proprement parler de la censure.

.

  • Êtes-vous touché(e) en profondeur quand vous lisez un billet dans lequel l'auteur se dévoile? Ou au contraire mal à l'aise, jugeant que c'est de l'exhibitionnisme?

C'est ce qui me touche le plus ! À condition qu'il s'agisse d'un vrai dévoilement, quelque chose de brut, pas trop apprêté, pas trop censuré. J'aime le langage venu du cœur, des tripes, sans trop de fioritures qui masquent ce qui a à se dire. J'aime quand ça me dérange, quand ça vient "me chercher" en profondeur, quand ça m'émeut.

L'exhibitionnisme c'est autre chose : il y a un désir de montrer. L'intention première n'est alors plus le dévoilement, mais la réaction que ce dévoilement pourrait déclencher. C'est l'effet qui est recherché plus que le fond. Cela dit un certain exhibitionnisme peut m'intéresser, touchant mon côté voyeur, mais ce n'est pas ce registre que je cherche quand je lis un blog, et ce n'est pas ce qui me donnera envie de m'intéresser a la personne.

.

  • Autres considérations auxquelles vous pensez?

Oui : ce billet a été soumis à une autocensure et m'a demandé, pour certains points, beaucoup de temps de rédaction et ajustements pour trouver les mots justes sans aller trop loin...

D'une manière générale l'autocensure, quand elle n'est pas radicale (renoncement total à évoquer un sujet sensible), demande temps, concentration et énergie. Elle perturbe la fluidité du discours, entraves les idées,  éveille des craintes, quoique elle puisse aussi permettre de mener un travail sur soi.

Tout cela m'a conduit à prendre du recul avec l'expression publique et à changer progressivement de registre. Peut-être à rencontrer un autre lectorat ? L'expression photographique devient parfois prépondérante et les périodes sans intervention s'accroissent...


.



  • Pour approfondir le sujet, lire aussi le numéro 4 de Claviers intimes : "L'autocensure" (novembre 2002)

.