Pertes, deuils et acceptations (3) - Les deuils indirects
Changer de repères
Une séparation, une rupture, ne se limitent pas à la perte partielle ou totale d'un être et de la relation qui nous y unissait. Quand elle concerne un lien essentiel, donc fortement investi, elle peut attaquer fondements et image de soi.
Des remaniements internes, qui peuvent paraître bénins et passer inaperçus du fait qu'ils sont en marge de la perte, peuvent avoir un impact particulièrement profond et être extrêmement lents à élaborer. Largement dans le domaine de l'inconscient, cela va sans dire. Pour éviter ce travail, parce qu'il serait trop pénible à chaud, une réaction radicale de repli, sur le mode du « plus jamais je ne me laisserai aller à... », est tentante. Elle ne résoudra rien si elle n'est pas suivie tôt ou tard d'un important travail de fond. Quand il n'est pas entrepris la réponse que constitue la surprotection et le "blindage", en ne faisant que masquer des fragilités existantes, risque fort de laisser se perpétuer des situations douloureuses. Envers soi ou envers ceux qui s'approcheraient des domaines interdits. J'ai bien sûr été tenté par ces voies autoprotectrices. Au fil du temps j'ai compris qu'elles ne m'apportaient pas l'apaisement parce qu'elles étaient bâties sur la peur, dans la crainte de voir se répéter une situation de souffrance. Je crois intimement que la meilleure façon de s'émanciper de nos peurs est d'aller à leur rencontre, puis de les analyser : « qu'est-ce qui se passe en moi ? qu'est-ce que je redoute ? d'où me vient cette peur ? ». C'est le seul moyen de contacter ses limites et trouver en soi les ressources nécessaires pour rester disponible, ouvert aux autres.
On pense souvent au deuil post-rupture sous l'angle de la tristesse, des regrets et de l'amertume, mais perdre nos repères, changer de représentations, renoncer à nos croyances, remettre en question des habitudes de pensée n'atteint pas que les "bonnes choses". On peut fort bien, à l'occasion d'un deuil, découvrir quelque chose de meilleur qui restait ignoré. Une meilleure façon d'être, d'agir et de se percevoir. Meilleur dans le sens de « plus ajusté à soi ».
Ainsi le travail de deuil peut mener, par effet de cascade, à des ajustements bénéfiques d'idéaux, de valeurs, de principes ayant montré leur limites ou leur inefficacité. Pour autant, il peut être fort compliqué de quitter ces repères psychiques inadaptés, et demander beaucoup de temps pour en adopter de nouveaux. D'où l'importance de s'accorder ce temps... quoi que puisse en penser l'entourage, peu enclin à côtoyer l'endeuillé !
«Être en deuil c'est être en souffrance, au double sens du mot, comme douleur et comme attente : le deuil est une souffrance qui attend sa conclusion » [André Comte-Sponville]
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Dans la profondeur des deuils indirects
J'en viens maintenant aux deuils qui ne sont pas directement liés à la perte, mais découlent du travail d'acceptation de cette perte. Ils concernent le soi (image de soi, amour de soi, conscience de soi) bien plus que « l'objet d'amour » perdu, qui n'en est ici que le révélateur. Pour une part ce sont bien des deuils, avec le sens de renoncement et de renaissance à venir, mais pour beaucoup d'autres ils seraient plutôt à classer dans la catégorie "découvertes et révélations". Avec transformation de soi mais sans passer par la case souffrance. Ce sont les bénéfices indirects, ou "cadeaux cachés" du processus de deuil. La liste de ces bénéfices indirects après une rupture significative est propre à chacun. En fonction de mon expérience personnelle, et sans vouloir être exhaustif, je me vais me borner à développer quelques points et seulement en nommer d'autres.
Dans mon cas la prise de conscience m'a permis de découvrir que j'aimais "mal". C'est à dire "trop", si toutefois cet excès à un sens... Disons que j'étais inquiet [manque de confiance en moi...] et avais besoin d'être régulièrement rassuré [et surtout pas critiqué...]. Ainsi cela me conduisait à être très présent et "donner" beaucoup... en vue de recevoir la réciproque. En outre j'aimais selon ce que j'avais appris : avec une certaine idée d'abnégation (= négation de soi). Si je sentais qu'était attendu de moi quelque chose, explicitement ou implicitement exprimé, je tentais d'y répondre. J'essayais de faire plaisir, d'être... euh... "gentil". Plus grave : j'attendais la réciproque comme une évidence, comme un échange obligé. J'ai fini par comprendre mon erreur : ça ne fonctionne pas comme ça ! Le "sacrifice" est un système pervers. Il est primordial d'être d'abord "confortable" avec soi même (s'aimer, se faire du bien) et ensuite seulement voir ce que qui peut être offert pour le plaisir de l'autre, sans jamais trop nous éloigner de notre zone d'équilibre et de "bien-être", sans jamais se démunir ni créer de sentiment de "dette".
Être "gentil" ne suffit évidemment pas, n'est pas forcément reconnu, ni apprécié, et, parce que potentiellement empreint d'une certaine forme de tromperie, peut même aggraver une situation jusqu'à mener à un rejet. Voila le genre d'idées contre lesquelles j'ai dû entreprendre un gros travail de reconstruction ! Longtemps je n'ai pas compris pourquoi mes efforts n'étaient pas récompensés. Attitude de "petit garçon", trucidé comme il se devait parce que n'ayant pas de raison d'être dans une relation "adulte". Il m'a fallu du temps pour accepter ça ! Il m'en faudra encore pour passer de l'intellectualisation à l'être. Ce temps de réajustement correspond au recentrage solitaire dans lequel je vis depuis quelques années, de façon plus affirmée cette année 2010. Il n'a été possible que grâce à la perte et au travail de compréhension de ce qui avait pu y mener.
Dans la série des remaniements profonds j'ai aussi dû entreprendre le deuil d'une certaine forme de confiance en l'autre. Sans doute le plus gros morceau à avaler ! Il m'a été difficile de l'initier. Mais là encore, travail utile parce que ma définition de la confiance était idéalisée, donc intenable. J'avais tellement besoin de me sentir en confiance, c'est à dire respecté dans toute ma singularité, épargné dans mes sensibilités, que c'était donner un objectif impossible à la relation ! Personne ne peut me donner ce que je n'ai pas en moi ! Et comme j'avais peur de la "trahison" à l'égard de cette confiance accordée... et bien mon inconscient [c'est pas moi, c'est lui !] a tout fait pour vérifier si elle existait ou pas. Ah ben oui, j'ai vu : la confiance absolue n'existe pas ! L'autre est aussi faillible que moi ! J'en plaisante aujourd'hui mais ça a été un travail de fourmi, des années de labeur, pour dépasser cette vision. Et un nouveau palier dans le travail consistant à me faire confiance, seule façon de me sentir autonome. Cela passe par un regard bienveillant sur moi-même. Celui qui me fait tant défaut et que j'ai tendance à chercher au dehors...
Cette conscience, je ne l'ai eue que parce que j'ai ressenti cruellement l'abandon et ai cherché à comprendre l'origine de cette douleur.
Autre deuil profond : celui de l'illusion de toute puissance. Je vous rassure, je ne me suis pas réellement pensé omnipotent mais... j'ai longtemps cru que si j'y mettais suffisamment d'efforts et de persévérance, de bonne volonté, de souplesse, d'abnégation [encore ?!!], d'amour, d'écoute et d'attention, j'arriverais forcément à mes fins. Forcément. Sauf que dans "forcément" il y a "force"... et que ce n'est pas par la force qu'on change le cours des choses. Ou du moins pas en forçant juste là où ça coince. Par exemple, en voulant absolument "communiquer" ou "réparer" j'ai tenté de forcer là où, justement, ça dysfonctionnait. Erreur ! Là ou je pouvais insister c'est uniquement dans mon travail intérieur et dans l'observation de ce qui se passait en moi. Être plus attentif à ce que je ressentais intuitivement...
Et là, ça n'a pas été facile ! Parce que, précisément, mon intuition me menait parfois dans une autre direction que ce qui m'était dit. À quoi devais-je me fier ? Ma boussole intérieure ou les mots qui m'étaient exprimés ? Devais-je persévérer ou renoncer ? Pour sortir des affres des doutes et de l'incertitude j'ai fini par prendre une voie médiane : suivre ce qui m'était demandé sans pour autant renoncer à mes aspirations. Écouter l'autre et m'écouter moi. J'ai appris que, bien souvent, ce n'était pas choisir entre l'un ou l'autre mais concilier l'un et l'autre. Même quand il s'agit de contraires apparents. Tout cela demande le temps nécessaire au discernement.
« Que la force me soit donnée d'accepter ce qui ne peut être changé, le courage de changer ce qui peut l'être, et la sagesse de distinguer l'un de l'autre » [Marc-Aurèle]
(à suivre...)
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