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Alter et ego (Carnet)
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21 août 2010

Les boutefeux

La colère de Samantdi contre l'inconséquence de certains de nos responsables politiques faisant des raccourcis visant à stigmatiser ceux qui dérangent m'amène à poursuivre sur le même sujet.

Dès qu'on qualifie une catégorie de population, quelle qu'elle soit, on s'expose à une systématisation abusive, réunissant sous une même représentation (= image mentale) des personnes qui n'ont que peu de caractéristiques communes. Dès qu'on utilise l'article "les", plutôt que "des", on enferme des individus dans un cadre. Une seule lettre de différence et on passe du "quelques" au "tous", de la singularité à l'universalisation, de l'observation à la généralisation. C'est la voie dangereuse du populisme et des élucubrations à courte vue.

 

Il se trouve que, par ma profession, je suis amené à travailler avec des personnes en grande difficulté d'emploi. Autour de cette problématique commune se retrouve un "public" (c'est le terme consacré...) très diversifié. Parler de « personnes en insertion » c'est déjà coller une étiquette sur cette frange de la population. C'est amalgamer des destins divers, niant les particularités de chacun. Quoi de commun entre l'analphabète et le jeune « qui a des soucis avec la justice », la personne en situation de handicap et celle qui a « des problèmes de mobilité » (pas de permis de conduire), celui qui a « des difficultés avec l'alcool » et celui qui n'a plus l'âge d'être employable, celui qui n'a connu que les cités et celui qui n'a vécu que dans la ferme où il est né ? Pas grand chose, si ce n'est le besoin de gagner sa vie malgré tout.

Or, rien qu'en nommant ces différentes situations j'ai déjà systématisé : un jeune « qui a des soucis avec la justice » ne les représente pas tous, même si dans la tête de chacun de vous, lecteurs, une image mentale risque fort d'être immédiatement venue à l'esprit... Nous avons tous tendance à fonctionner ainsi, par comparaison aux références que nous nous sommes construites. Raison de plus pour nous méfier de notre propre propension à simplifier et à refuser les catégorisations simpliste de nos dirigeants.

Je partage donc le quotidien de quelques uns de ceux qui ne sont pas dans la précarité mais à peine au dessus. Ceux qui surnagent. La plupart n'ont aucun diplôme, aucune qualification, certains baragouinent un français très sommaire. Et dans ce que j'entends des conversations on est loin, très loin, de l'intellectualisation qui a cours dans la blogosphère que je fréquente. Les propos ont généralement une profondeur télévisuelle : caricatures de lieux communs et déballage de clichés confirmés par la répétition. Les images mentales sont, probablement plus qu'ailleurs, largement conditionnées par ce que véhicule la télévision, version basique. Cela dit ce n'est pas un obstacle en soi et l'ouverture d'esprit fait toute la différence : certains sont curieux quand d'autres s'accrochent à leurs certitudes sans envisager une seconde de les remettre en question. Il en va ainsi du racisme ordinaire, contre lequel il est généralement vain de lutter. Parfois c'est la misogynie ou le "touspourrisme" qui n'offrent aucune brèche.

 

Maurice offre un bel exemple de l'absurdité à laquelle mène la peur des différences. Il fait partie de ceux que l'on nomme désormais « Gens du voyage ». Lui est sédentarisé depuis plusieurs années « pour que les gamins aillent à l'école ». Élevé à coups de taloches et obligé de vendre des paniers d'osier dès son plus jeune âge pour avoir le droit de manger, il n'a pas voulu que ses enfants suivent son sort : il ne sait ni lire ni écrire. Rempailleur de chaise, vannier, ferrailleur, il semble tout désigné pour faire partie de la congrégation des voleurs de poules (ce qui n'est du reste pas exclu...). Ces gens qu'on regarde avec suspicion... comme je l'ai fait lorsqu'il m'a été présenté avec les sous-entendus de rigueur : avec ces gens-là, soyons prudents. C'est d'ailleurs pour éviter ce genre de préjugé que je préfère ne rien savoir des nouveaux entrants. Les accueillir comme des personnes "sans étiquette".

Finalement Maurice, qui à 45 ans n'avait jamais touché de salaire, s'est révélé être un travailleur zélé, soucieux d'apprendre et de bien faire. Ponctuel, poli, débrouillard,, méticuleux, c'est un modèle du genre ! Il est d'une totale droiture et fait montre d'un très grand respect vis à vis de ceux qui l'accompagnent dans sa démarche de réinsertion. Je dirais que c'est un homme d'honneur, avec toute la valeur que peut avoir ce mot quand il n'est pas considéré comme désuet. Mais attention, cet honneur il attend des autres qu'ils l'aient aussi ! Faut pas chercher des embrouilles à Maurice ! Homme affable, souriant, l'œil vif et franc, il peut se transformer en vrai dur auquel il ne vaut mieux pas chercher noise. Pas du genre à rigoler avec les affaires ! Je l'ai entendu une fois au téléphone prévenir que si sa ferraille n'était pas comptée au prix de la bonne ferraille, soigneusement triée, ça se passerait très mal. Et les insultes véhémentes qu'il proférait ne laissaient aucun doute sur l'exécution des menaces...

Une autre fois, alors qu'une personne se plaignait que sa voiture ait pu être endommagée par un des salariés de l'équipe, Maurice s'est approché et s'est adressé au plaignant, visiblement immigré d'Afrique du nord, en des termes fort peu amènes « Toi, le [biiiiiiip] tu vas pas nous emmerder, prends ta bagnole pourrie et casse-toi ! ». Avant que l'autre ait le temps de réagir Maurice lui promettait de pouvoir faire venir tous les gitans du coin d'un simple coup de fil ! Il fallu vite calmer le jeu puisque la scène se déroulait dans un quartier à forte présence immigrée... Il existe, paraît-il, une animosité tenace entre immigrés et "gens du voyage".

Ma petite histoire n'a qu'un seul objectif : rappeler qu'être objet d'exclusion n'empêche nullement d'exclure autrui. Être stigmatisé, rassemblé sous une étiquette défavorable, n'épargne pas d'étiqueter d'autres catégories de population. C'est un peu surprenant... mais quand l'irrationnel de la crainte est installé, qu'un bouc émissaire est désigné, il semble bien difficile de changer les mentalités. Voila pourquoi certains responsables politiques, avec des propos imbéciles, se comportent en boutefeux.

Commentaires
C
Très très intéressante analyse.Merci Pierre.
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P
> Alain, je ne sais pas si ces communautarismes sont aussi affranchis de "nos" lois que tu le dis. Il me semble que c'est un peu comme s'il y avait deux lois : celles de tous et celles qui, plus ou moins en chevauchement, appartiennent à la communauté. C'est aussi une question d'identité, de traditions... avec tout ce que ça peut avoir d'archaïque, en effet.<br /> <br /> Je suis mal à l'aise avec toute forme de repli identitaire, comprenant aussi un besoin de se resserrer autour d'un esprit communautaire quand on se sent exclu de la société. Tout cela n'est pas facile à appréhender...<br /> <br /> > Petit Poucet, bienvenue et merci :o)<br /> <br /> > Josiane, toi aussi en plein mémoire ?<br /> « Comment faire pour sortir de tous nos préjugés », te demandes-tu. C'est tout un travail, hein ? Travail sur soi (dépasser la peur viscérale de "l'autre"), travail de connaissance (se documenter). C'est l'ignorance qui fait peur, et la peur qui fait le lit des préjugés. Oui, assurément il est difficile (mais souvent très enrichissant), d'aller vers l'autre différent.
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J
Bjr Pierre. Etant pourtant très occupée par la rédaction du mémoire de ma formation, je viens faire un tour ici et il me semble que je ne m'éloigne pas trop du sujet...je lis ton billet, le commentaire d'Alain...<br /> "il semble bien difficile de changer les mentalités." (Pierre)<br /> "On est donc manifestement dans des mondes différents, mais cohabitant sur des territoires communs, avec les règles de certains, et celles des autres." (Alain)<br /> <br /> En racontant l'histoire de Maurice, tu nous montres bien combien il est difficile pour chacun de nous de sortir de la mentalité collective, de se forger notre propre opinion au risque d'être à notre tour montré du doigt... même par nos proches! Je reste pour le moment sur ce constat, tout en précisant que c'est à travers le travail sur moi, que j'ai pu posé mon regard sur le monde qui m'entoure et dans lequel je vis et qui n'est vraiment pas brillant! Mais comment faire pour sortir de tous nos préjugés?<br /> "...je préfère ne rien savoir des nouveaux entrants. Les accueillir comme des personnes "sans étiquette". C'est la réponse que tu trouves dans le cadre de ton travail, mais combien il est difficile dans la vie de tous les jours d'adopter ce comportement, de regarder avec un nouveau regard, de ne pas se laisser imposer les idées (et les actions) des autres, de ceux qui nous gouvernent ou de ceux qui les suivent aveuglément...on constate, on conteste...mais après que peut-on faire si ce n'est vouloir se changer soi-même et "montrer" seulement à nos proches que le monde pourrait changer si chacun faisait un petit pas...en commençant ne serait-ce que vers notre compagnon, notre voisin...peut-être un jour...j'ose l'espèrer mais quand? Comment?...en attendant je te souhaite et à vous tous qui venaient ici pour réfléchir, un bon we!
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P
Que dire après le commentaire d'Alain...Juste que j'ai lu cet article avec beaucoup d'intérêt...Il me donne envie de revenir vous lire...A bientôt.
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A
Une fois de plus je suis frappé par la qualité et la pertinence de tes propos lorsque tu évoques ton métier.<br /> J'aime bien comment tu analyses la personnalité de Maurice, telle que tu as pu la percevoir, son système de valeurs, avec son intérêt et ses failles ; et d'autre part le constat et l'analyse de ses comportements.<br /> <br /> L'histoire de la vente de la ferraille est symptomatique.<br /> Un certain nombre de communautés ne vivent pas des mêmes règles que « nous » le nous signifiant ceux et celles qui s'estiment vivre dans un État de droit où il existe non seulement une législation, mais tout un système pour la faire s'appliquer et fonctionner. Et qu'il convient de respecter. <br /> Pour ces communautés, c'est leur "loi interne" qui devrait s'appliquer... Autrement dit celle du plus fort, de la jungle, du plus puissant contre le plus faible. (Tous les copains gitans iront casser la gueule aux ferrailleurs... Et il est évident que personne ne saisira le tribunal de commerce, qui devrait désigner un expert pour évaluer le prix et la valeur de la ferraille !...)<br /> <br /> On est donc manifestement dans des mondes différents, mais cohabitant sur des territoires communs, avec les règles de certains, et celles des autres.<br /> Et en excluant les règles de l'État de droit.<br /> Dans le banditisme, au bon vieux temps, il y avait « la loi du milieu »...<br /> Aujourd'hui, chaque communauté prétend imposer la sienne au voisin...<br /> À moins qu'il n'y ait plus de règles, sauf celle du poing dans la gueule !...<br /> <br /> Ce communautarisme auquel nous seront de plus en plus confronté et bien au-delà des sentiments personnels sur chacune des personnes.<br /> Ce sont des options fondamentales de choix de société.<br /> On s'est ceux que Sarkozy et sa bande ont fait ...<br /> D'un côté les bons Français de souche, et d'un autre, tous les autres. Et pour ces derniers : dehors !<br /> <br /> Pauvres de nous !
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