Je reviens d'une semaine un peu troublante. Rencontre de nombreux éléments de ma trajectoire de vie sur un espace restreint. Une sorte de carrefour entre l'espace et le temps, un noeud où s'entremêlent les souvenirs de différentes époques de ma vie et les avancées actuelles. J'ai retrouvé des lieux, des personnes, des situations qui m'ont ramené très loin en arrière, en résonance avec le présent.

Violences conjugales. Qu'est-ce qui m'a poussé à faire un stage dans ce lieu d'accueil pour les femmes qui en sont victimes ? Confrontation du couple et de la violence, l'amour et sa négation. Qu'est-ce qui m'intéresse autant dans les difficultés de couple ? En quoi la violence m'interpelle t-elle ? Mon parcours de vie me donne bien sûr des éléments de réponse...

La confrontation à des récits de violence ne m'a pas vraiment ébranlé, même si j'ai été ému par le courage des femmes qui décident de les fuir. Ma formation m'a appris à me tenir à la bonne distance pour rester solide et ne pas être emporté par les émotions face à la détresse à laquelle est confronté autrui. La malveillance et la haine m'ont cependant surpris par leur banalité et les dimensions atteignables. Par contre j'ai été troublé par ce qui m'a impacté directement. Ce qui m'a mis en résonance émotionnelle, ce qui a ramené en moi des souvenirs personnels de situations de violence. Violence psychologique, subtile, sournoise, invisible, improbable. Normale. Toujours puissamment destructrice de l'estime de soi. Ressentis de violence sur lesquels je me suis construit et qui m'ont conduit à être ce que je suis aujourd'hui.

Le hasard à voulu que ce stage se déroule tout près de lieux qui me rappellent un passé mitigé. Des lieux où j'ai vécu les années les plus déterminantes de mon adolescence, entre déprime sourdement durable et jaillissement de bonheurs éphémères. Je n'y étais pas revenu depuis quinze ans et la modernité standardisée a tout changé. Je me suis trouvé dans un espace à la fois connu et différent. C'est troublant. Ces lieux je les ai pourtant vu évoluer puisqu'ils constituaient le paysage encore agricole qui entourait mon collège, au début des années 70. J'ai vu se tracer des avenues, se construire un centre commercial, des immeubles et des parkings... et le collège des champs s'est trouvé enserré dans l'avancée de la ville.

C'était là ! Là, à quelques dizaines de mètres de mon lieu de stage. Près de quarante ans plus tard il ne demeure que le souvenir des chemins, des arbres, des prés, mais je situe encore exactement ces lieux grâce aux rares points de repère qui subsistent. Devant ce paysage aux montagnes immuablement familières je suis resté songeur...

1972, dans le collège des champs je suis en classe de 5eme, en grave échec scolaire. L'année d'avant j'ai sombré en me diluant dans un milieu qui m'a paru rude, froid, indifférent. Rupture. Je m'effondre. Un manque d'estime de moi anéantissant se révèle. M'être construit dans un climat de violence psychique n'y est assurément pas étranger. Pour ma prof de français je suis un élève timide et renfermé, triste, qui s'évade en rêvant par la fenêtre. C'est ainsi qu'elle me décrit son souvenir, il y a quelques jours, quand je la retrouve comme bénévole sur mon lieu de stage...

J'ai changé. Je ne suis plus triste.

Passé, présent... mes pensées établissent des passerelles et la question du « qui suis-je » démontre l'inanité de la réponse : je suis bien le même, et en même temps tellement différent.

Durant ces quelques jours j'ai été hébergé chez mes parents, qui habitent la maison de mon enfance, près de la grande ville. Ils m'accueillent toujours avec plaisir et beaucoup d'attentions. Je m'entends bien avec eux et nous parlons souvent beaucoup. De la vie, du monde, de la famille. La violence conjugale n'a plus vraiment cours, l'emprise a perdu beaucoup de ses effets. C'est pourtant bien le même couple qu'autrefois. Et mon père est bien le même homme... mais tellement différent.

Je n'ai pas l'intention de lui parler un jour de l'empreinte de son attitude sur mon parcours de vie. C'était ainsi, à cette époque. Mais je sais d'où me vient mon refus viscéral de l'idée de domination masculine...