C'est quoi la violence ? demande Titane à la suite de mon précédent billet.
D'emblée je dirais que la violence est avant tout un ressenti psychique : ça fait violence. Le terme violence, en lui-même, n'a guère de sens s'il ne fait appel à la subjectivité. On devrait dire « ça me fait violence ». En fait, comme l'amour, le mot a tellement de sens possibles qu'il en perd presque le sien. Une gifle est violente, la perte d'un être cher l'est aussi, quelques mots peuvent être ressentis comme tels, ou même un regard. À une toute autre échelle les guerres sont des violences, un attentat est une violence, un tremblement de terre aussi... Subjectives ou universellement reconnues, les violences n'ont de sens qu'en se plaçant du point de vue de ceux qui les endurent.
Quant à celui qui inflige une violence à autrui... il n'en a pas forcément pleine conscience. On peut blesser la sensibilité de l'autre sans le vouloir. Dans les cas où cette violence est volontaire, c'est comme si une neutralisation de l'empathie se mettait en place chez son auteur, permettant d'infliger à l'autre ce que lui-même ressentirait comme une violence. Ou autrement dit en termes psychologiques : le sujet est vu comme un objet. Nié en tant que personne, ses ressentis le sont aussi.
La violence n'ayant de sens que par rapport à celui qui la perçoit comme telle, elle n'est mesurable que selon une échelle subjective, variable selon les individus, leur état psychique et émotionnel, leur maturité, leur conscience, leur culture, leur attachement...
Bien que ce soit la première idée qui vienne à l'esprit la violence physique n'est que la part visible d'une atteinte sur le plan psychologique. D'ailleurs la plupart des ressentis violents n'ont aucun lien avec des manifestations physiques : peu de personnes se font agresser physiquement mais beaucoup ressentent de la violence au quotidien. Violence dans le monde du travail, violence médiatique, violence individualiste, violence dans les rapports de couple. C'est, par exemple, ce qui fait qu'entrent dans le champ des violences conjugales des attitudes qui jamais n'engendrent le moindre coup. De même le harcèlement moral n'atteint jamais l'intégrité physique d'un individu. Ce sont les violences invisibles. Celles qui peuvent aisément passer inaperçues, être contestées, relativisées jusqu'à la négation. Négation qui peut se transformer elle-même en violence supplémentaire.
Mais je ne vais pas faire ici un traité sur la violence. Je cherche plutôt à évoquer le rapport personnel que j'entretiens avec la violence. C'est quoi, pour moi, la violence ?
Je suis tenté de dire qu'entre la violence et moi c'est une longue histoire d'amour...
La violence fait partie de mon paysage affectif depuis... toujours. C'est à dire que je sais avoir ressenti des sensations de violence depuis les plus lointains de mes souvenirs. Je ne parle pas là de la "violence" que peut ressentir tout nourisson en manque de nourriture, ni de tous les ressentis liés à la frustration : ceux-là sont inhérents à l'existence et constitutifs de la psychologie humaine. Ils sont indispensables pour acquérir une maturité. L'existence, parce qu'elle ne répond pas à nos désirs, applique continuellement une suite de violences plus ou moins aisément acceptées. Mais parce que ce statut est commun à tous il n'exerce pas la violence supplémentaire de l'injustice. Cette part d'arbitraire est à la base de la subjectivité de la violence : tous ne la subissent pas.
Quand je pense à mes premiers souvenirs de violence il s'agissait de violence facultative, celle qui n'existe que parce que quelqu'un décide de l'appliquer. Je l'ai ressentie très tôt parce que, dans les temps reculés ou j'ai fait mes premiers pas dans l'existence, il était largement considéré que les enfants devaient être "éduqués" de façon musclée. C'est à dire par des "punitions" corporelles infligées aux enfants « pour leur bien ». Par amour, donc : « je t'aime donc je te fais mal pour que tu deviennes ce que je crois bon pour toi ! ». Il n'était bien sûr pas question d'utiliser le terme de violence, alors que les mêmes gestes à l'égard d'un adulte auraient été perçus comme tels ! Cette idée d'une maltraitance nécessaire et aimante n'a pas disparu des conscience, comme j'ai pu l'entendre, abasourdi, la semaine dernière, lors d'un talk-show télévisuel qui tournait en dérision une campagne de sensibilisation contre les violences familiales.
En ces temps reculés de ma prime jeunesse, et encore aujourd'hui donc, le parent violent s'autorisait à maltraiter l'enfant récalcitrant. C'est à dire celui qui ne se comporte pas comme le tout-puissant détenteur de l'autorité le conçoit. Libre à lui d'édicter les règles de conduite, quelles que soient les névroses dont il peut être chargé. Difficile de faire autrement, en effet, le métier de parent ne requérant aucune compétence spécifique !
J'ai été "dressé" comme l'autorité familiale l'exigeait. En l'occurence celle que s'était arrogée l'homme, chef de famille, tout naturellement. Ma structure psychique a fait que j'ai choisi la soumission pour éviter la violence. Je garde, profondément enfouis dans ma mémoire, des ressentis de terreur devant ce que très tôt j'ai perçu comme une insupportable injustice. Moins contre moi que contre mon petit frère. Être témoin de violence peut être aussi traumatisant qu'en être victime. Peut-être même davantage. Surtout si cette violence a une part inexplicable, imprévisible et aléatoire : je ne savais jamais quand elle tomberait. Parfois notre père était tendre, parfois il entrait dans des fureurs agressives. Amour et violence confondus...
En tout cas j'ai compris mon intérêt et suis donc devenu un petit garçon très obéissant... avant que l'adolescence ne révèle l'illusion de cette fausse adaptation. Quand ma personnalité a commencé à émerger, ce qui ne plaisait pas à l'autorité paternelle s'est de nouveau fait recadrer par des attitudes se voulant persuasives. « Pour mon bien ». Par "amour". Non par des punitions physique, cette fois, mais par quelque chose de beaucoup plus insidieux : la maltraitance psychologique. Sous forme de dénigrement et de dévalorisation, d'humiliations... en vue de provoquer un sursaut d'orgueil ! Formaté par une soumission précoce j'ai enduré cette violence sans broncher, si ce n'est en introvertissant ma personnalité naissante. Je suis devenu adaptable à toute situation, me fondant dans le paysage, discret en toutes circonstances, impassible, solitaire, au prix de ce que j'assimilerai aujourd'hui à une dépression. Mais en fait, tout en faisant peuvre d'une grande obéissance de façade, je me suis révélè être, sans le savoir, obstinément persévérant à suivre mes aspirations, quels que soient les détours et le temps nécessaire pour y parvenir. C'est probablement une force. Quand je n'ai pas envie de faire quelque chose...
Soumission apparente, donc, qui consiste à "obéir" ouvertement... et agir selon ma conscience en sous-marin. Je garde ce mode de fonctionnement à l'âge adulte. Autant dire que personne n'a obtenu durablement quelque chose de moi par la contrainte ou l'autoritarisme. Je suis seul maître de moi-même. Avec la souplesse du roseau je résiste. Toute forme de pression, toute contrainte arbitraire, exercent sur moi un ressenti violent en tendant à nier ma liberté d'être. Ce que je n'accepte pas. En silence je résiste. Face à une autorité dont je ne reconnais pas la légitimité, je suis un doux rebelle...
J'attribue ce comportement, qui assurément manque de franchise directe, aux conséquences de la violence ressentie lorsque j'étais enfant. Face à un père autoritaire et dominant, puisque l'affrontement me paraissait voué à l'échec, j'ai opté pour une autre stratégie existentielle : le contournement. Aujourd'hui, face à toute personne s'attribuant un comportement dominant, j'entre en résistance passive. Et si ça va trop loin, ou si je n'ai pas les moyens de résister, alors il m'arrive d'exploser, libérant toute cette violence ressentie.
J'écrivais en ouvrant mon propos que la violence était avant tout un ressenti. Or je dispose, dans une certaine mesure, d'un pouvoir sur ces ressentis. Je peux agir sur ma perception des choses ou la façon dont j'y suis exposé. Je peux me tenir à distance des personnes qui me mettent face à un ressenti violent, ou travailler sur le domaine sensible dans lequel il s'exerce. Je peux aussi, et c'est un objectif qui m'importe, rester moi-même face à cette expression d'impuissance de l'autre. Car la violence, je le sais maintenant, correspond à la crainte de ne pas obtenir ce que l'on veut ou de perdre ce à quoi l'on tient. La violence est, paradoxalement, une manifestation de peur face à un sentiment d'impuissance.
Mon refus de la violence ordinaire est viscéral, épidermique, probablement à l'excès. Ma personnalité a été forgée en fonction de ce rejet de la violence. Jusqu'à refuser, pendant très longtemps, une large part de mon identité virile : je l'associais à des comportements violents. J'ai beaucoup de difficultés avec l'idée de conflit dès lors que l'agressivité apparaît, parce que là encore je l'assimile à de la violence. Cela m'a conduit à une forme d'impassibilité protectrice. J'observe beaucoup, je cherche à capter l'atmosphère, et probablement à sentir qui est l'autre : imprévisible dans sa violence ou pas ? Je ne suis pas sûr de parvenir un jour à ne plus redouter la violence soudaine et il me faudra encore du temps pour rester stable en toute circonstance face aux tentatives autoritaires...
Par ailleurs je ne supporte pas d'être témoin d'injustice, pas davantage que je n'accepte d'en être "victime". Sauf que maintenant je suis adulte, donc "victime" seulement si j'accepte de l'être. Cette conscience de ma liberté de subir ou non de m'est venue que tardivement, après que je prenne conscience de ma part de responsabilité dans mes ressentis.
Le faux hasard des rencontres a fait que je me suis à plusieurs reprises trouvé confronté à des ressentis violents dans des relations à forte teneur affective. Je sais maintenant que l'amour conditionnel est intrinsèquement violent. Amour et violence... le passé a laissé des traces. Dans certaines de ces relations, outre les satisfactions que j'en retirais, j'ai parfois cru pouvoir réparer ce que je percevais comme des "injustices" dans les parcours de mes partenaires. Erreur : un parcours ne dépend que très partiellement du hasard ! Il ne m'appartenait pas de tenter d'en infléchir le cours. Mes tentatives étaient donc destinées à échouer tôt ou tard : vouloir "aider" l'autre « pour son bien » c'est appliquer une pression qui peut être ressentie comme une forme de violence. De fait, c'est une violence : c'est manquer de confiance en cet autre, c'est négliger sa capacité à conduire sa vie. C'est vouloir le faire correspondre à ce qu'on attend de lui. C'est avoir peur de sa différence d'action. Je le sais puisque je l'ai perçu ainsi quand j'ai senti qu'on voulait me faire changer plus rapidement que je n'en avais la capacité !
Ces rencontres aléatoires et au devenir incertain auront été autant de chances de mieux comprendre ce qui se joue dans une relation et dans quelle mesure j'étais responsable de mes ressentis violents. De comparer aussi ce qui, dans les comportements de l'autre, son caractère, son histoire, son mode de vie, déclenchait ces ressentis. Et de constater les effets de nos erreurs respectives...
Aujourd'hui je me préserve de la violence... en me préservant de l'amour. L'un et l'autre, indissolublement liés dans mes représentations. Peur d'être blessé par la violence, peur d'être blessé par l'amour. Peur de l'amour sous conditions. Peur que de l'amour émerge la violence.
C'est quoi la violence ? Peut-être une peur de l'amour...
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