Le cercle des blogueurs disparus
Ce billet à caractère historique ne passionnera sans doute pas les foules : il répond seulement à une nécessité de cohérence personnelle.
Lorsque j'ai découvert le monde des écriveurs du net, bien longtemps avant de commencer ce blog, il se résumait à une centaine d'individus dans toute la francophonie (enquête de Philippe Lejeune pour son livre "Cher écran", en 1999). À cette époque antébloguienne ceux qui tenaient des "pages personnelles", et qui parfois se reconnaissaient sous le vocable de "diaristes", s'étaient regroupés pour avoir une plus grande visibilité ou, plus simplement, se reconnaître. C'est ainsi que s'était développé, en partant du Québec, le Cercle des jours et des écrits imagés, puis la Société des diaristes virtuels (SDV), avant que la Communauté des Écrits Virtuels (CEV) ne les supplante, à peu près au moment où je commençais. À l'aube du millénaire la pratique de l'écriture en ligne était en pleine expansion et, comme dans tout groupe prenant de l'ampleur, des dissentions avaient abouti à des luttes intestines et fratricides. La CEV n'y a pas échappé, dynamitée en 2003 avec l'arrivée d'une nouvelle génération d'écrivants ayant leur propre code de conduite : les blogueurs.
Ma représentation du monde de l'écriture en ligne reste marquée par le premier regard que j'ai eu sur lui : un cercle, une communauté, un groupe. L'idée de s'allier, d'agir ensemble tout en gardant son individualité m'enthousiasmait. C'est ainsi que j'ai perçu ce monde, à l'origine, découvrant les traces de ce qui avait été discussions et échanges passionnés entre des noms qui devinrent mes références. Attiré par une apparente convivialité, mais impressionné, j'avais tenté de m'immiscer discrètement dans cette sphère... avant de comprendre qu'elle n'existait déjà plus sous cette forme. Les véritables pionniers de l'écriture en ligne avaient disparu et ceux de deuxième génération avaient commencé à se disperser en masse. Je fais partie de la dernière génération des diaristes "à l'ancienne", c'est à dire avec une page construite "à la main" en langage html. Ce format d'écriture, un peu complexe à manier, à presque totalement disparu avec l'arrivée de l'outil blog, simple et interactif, ludique et coloré. Les diaristes d'autrefois se sont éteints, à de très rares exceptions près, tandis que déferlait la vague nouvelle. Je fais donc partie des survivants d'une époque révolue. Cette lignée, devenue si ténue, me relie encore à une micro-histoire qui s'oubliera lorsque nous cesseront de publier [Eva, tiens bon !]. Dans ce monde d'internet les cycles sont incroyablement accélérés et une décénnie vaut un siècle. Je me sens un peu comme ces vieillards qui ont vu disparaître tous ceux qu'ils connaissaient dans leur jeunesse et beaucoup de ceux rencontrés plus tard. C'est une sorte de solitude temporelle.
En l'an 2000 j'avais assez rapidement eu l'impression de trouver ma place dans une sphère aux dimensions encore représentables. Aujourd'hui je ne suis qu'une poussière dans une nébuleuse de millions de blogs très diversifiés. Je n'ai d'existence, en ce monde d'internet, que pour ceux qui, durant quelques semaines ou quelques mois trouvent en mes élucubrations égocentrées de quoi alimenter leurs propres réflexions, sensations, émotions. Rien n'a vraiment changé, en fait, si ce n'est ma représentation : je sais qu'il s'agit d'affinités temporaires, dans des cercles aux contours mouvants. Parfois ces affinités durent depuis des années, et même depuis l'origine, avec installation d'une connivence durable et entrelecture éventuelle. Ces présences se fondent alors dans l'entité que constitue mon lectorat, représentation plus ou moins imaginaire influant sur l'écriture que j'offre en partage. Lorsque l'intérêt est réciproque, et il l'est souvent, des liens se sont tissés, ainsi que des liens entre les liens. D'autant plus fortement que les rencontres réelles ont permis de connaître d'autres dimensions de l'échange, voire un esprit de groupe. C'est principalement en pensant à ces individualités bien identifiées et aux affinités qui les relient, assemblées par mon mental en cercle, groupe d'amis, "blogobulle", que j'écris. Communauté informelle fluctuant au fil du temps, avec ses disparitions et ses nouveaux arrivants, ses retours inattendus et ses signes de vie de loin en loin. Cette représentation m'est essentielle pour adresser mes écrits : je n'écris pas face au vide. J'ai besoin de sentir des "présences" attachées à une certaine réalité tangible. Parce que dans ce cercle qui m'entoure il y a des personnes qui me connaissent "en vrai" je peux écrire sous le sceau d'une réalité certaine.
Si je ne connaissais plus aucun de mes lecteurs j'aurais l'impression d'être déconnecté du réel. Tout ce qui s'est vécu "ici" et dans l'univers adjacent deviendrait comme... sans existence. Quand les souvenirs et les traces d'un passé commun ne sont plus partageables avec ses témoins, c'est la notion de réalité qui vacille.
Reste alors le temps présent, les sensations de l'instant...
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Note : le lien vers Le cercle des jours écrits et imagés renvoie vers une liste de sites dont la plupart n'existent plus. Quelques uns, inactifs, sont encore en ligne. À ma connaissance deux seulement sont encore actifs (Regards solitaires et Journal de Sally). Ce cimetière de liens morts donne un aperçu de ce que sera la blogosphère actuelle dans une dizaine d'années. Ça relativise l'importance de nos écrits, dont l'intérêt réside surtout dans l'instant...