Le désir d'exclusivité
Le précédent billet me pousse à mettre en ligne un texte qui était en attentes depuis quelques semaines. Je me suis contenté de l'actualiser un peu. De moins en moins enclin à aborder ici ces sujets personnels, je constate une tendance à différer la publication...
Un peu intriguée et inquiète de ma façon de vivre les relations sentimentales dans la pluralité, ma partenaire du moment m'a récemment demandé si cela résultait d'une construction mentale particulière. Elle-même se décrit comme exclusive et ne parvient pas vraiment à comprendre comment il peut en être autrement pour moi...
Si je regarde loin en arrière, bien que j'aie très longtemps vécu sur le modèle de l'exclusivité, je dois bien reconnaître que je m'interrogeais déjà sur la pluralité alors que je n'avais qu'une vingtaine d'années. Jeune amoureux je sentais qu'il y avait quelque chose d'absurde à choisir de s'engager avec une seule personne et ne me suis résigné à l'exclusivité que parce que j'ignorais qu'on pouvait envisager autre chose. Il faut dire aussi que j'ai vite compris que la délicieuse jeune fille qui allait devenir mon épouse n'appréciait guère que je lui fasse part de ce genre d'idées !
Plus jeune encore (j'avais alors une quinzaine d'années), je me souviens parfaitement du choc salutaire ressenti en entendant une chanson de Nicole Croisille, qui affirmait « j'ai besoin de lui, j'ai besoin de toi, mais ça ne se dit pas ». Ainsi on pouvait aimer deux personnes à la fois ? Ça alors ! C'était à la fois une évidence absolue et une révélation. Je me suis longtemps demandé comment l'hypocrisie généralisée de l'époque pouvait en faire abstraction. Cependant, avec le temps, et sans doute suffisamment comblé, je m'étais plié aux usages et à la raison : il faut choisir.
Ma femme a donc été la seule avec qui je partageais une intimité jusqu'à ce que la vie me mette face à mes contradictions refoulées et que j'ose d'autres rencontres. Timidement d'abord, puis de façon plus engagée. Cela ne m'a pas été facile d'aller en pleine conscience vers la pluralité à laquelle j'aspirais : la culture familiale dont j'étais issu, traditionnellement catho, n'avait laissé aucune place à cette option. Et si les années 68 avaient permis à beaucoup de mes aînés de s'émanciper de nombre de carcans moraux, ce n'était pas mon cas. J'étais trop jeune pour avoir été concerné et mes parents déjà trop vieux pour avoir suivi le mouvement. Ma révolution intérieure fut donc très tardive, mais vraiment personnelle et réfléchie.
Aujourd'hui je regarde l'exclusivité relationnelle avec une certaine perplexité. Je sais ce que c'est puisque j'ai suivi ce modèle pendant vingt ans, et en même temps je me demande ce qui motive autant de gens à suivre cette voie exigeante. Il y a quelque chose de noble dans ce choix, quand il est celui d'une vie entière, mais aussi une forme d'ascèse. D'abnégation. Je reste fasciné par ce renoncement à la diversité qui consiste à choisir de vivre, sa vie durant, avec une seule et même personne. Cette exclusivité affective me semble admirable dès lors qu'elle résulte d'un choix renouvelé et totalement conscient. Beaucoup moins, évidemment, si c'est par habitude, confort, ou crainte du changement. Mais je sais aussi que tout cela est complexe et que chacun se débrouille comme il peut dans la contradiction de ses peurs et désirs...
Je regarde avec tout autant de circonspection ce que Françoise Simpère appelle les "Serial monogames", pratique décrite comme une "polygamie successive" par le sociologue Serge Chaumier. Cette façon d'enchaîner des relations les unes à la suite des autres ne me fait pas rêver, bien que, par la force des choses, je la pratique partiellement depuis quelques années. En fait je suis assez ambivalent sur ce point : j'ai besoin de me sentir libre mais je reste très attaché à l'idée de fidélité... tout en ne situant pas celle-ci dans l'exclusivité. C'est pourquoi, finalement, j'en suis venu à préférer des relations assimilables à l'amitié... sans en exclure la sexualité.
C'est sur ces points que les divergences sont fortes avec ma partenaire intriguée, qui n'envisage ses amours que passionnées et exclusives. Elle comprend mal que je puisse désirer rester libre de vivre une pluralité relationnelle sans délimitations strictes.
A force d'en discuter j'ai compris que, dans un tel cas, ce qui lui semble inquiétant ce n'est pas tant mon désir de liberté que celui de n'être pas considérée comme étant "à part". Elle a besoin de se sentir avoir une place non seulement spéciale, mais surtout "unique". Privilégiée. Et pour cela elle a besoin de se sentir considérée comme nettement préférée aux autres. Être prioritaire. Ainsi se sentir aimée exclusivement, c'est à dire sans aucune rivale, rassurerait son angoisse existentielle.
Ce besoin de se sentir aimé nous l'avons tous, à divers degrés. Quand il est déséquilibré entre deux partenaires cela conduit à des exigences qui peuvent devenir abusives : jalousie, craintes exacerbées, besoin permanent de réassurance. Je considère que l'on a pas à imposer cette fragilité à l'autre même si, et c'est là toute la richesse d'une relation, cet autre peut jouer un rôle accompagnant tout à fait déterminant. C'est bien à chacun de travailler sur soi pour tenter de s'émanciper... mais agir en partenariat peut être largement bénéfique à la relation, donc à chacun.
Lorsqu'on se sent suffisamment comblé, nourri, enrichi par une relation, le désir de partager quelque chose de semblable ailleurs perd beaucoup de son attrait. Mais si, pour quelque raison que ce soit, le besoin n'est plus suffisamment comblé par l'autre, qu'est-ce qu'on fait ? Sans trouver de nouvel élan, pour beaucoup, l'alternative se résume ainsi : continuer malgré tout ou arrêter. C'est là que la troisième voie, médiane, m'intéresse : on continue mais... autrement. On ouvre la relation à d'autres sources, on la fertilise par de nouveaux apports, on laisse entrer un air nouveau.
Utopie ? Peut-être...
Ou pas ! Car après quelques échecs mémorables j'ai modéré mes ambitions afin de rendre mes objectifs plus accessibles. D'abord, parce que je connais maintenant ma tendance à l'attachement, je n'ai plus investi de relation à fort ancrage affectif. Tout ce que j'ai vécu depuis l'a été sous le signe du présent. Sans projection vers l'avenir, donc sans redouter de voir cesser ce qui se construit. Détachable sans préavis. Le penser ainsi dès le départ est un indispensable préalable... Et pour que ce soit clair j'ai affiché mon choix de libraimant aussi tôt que possible, quitte à le répéter quand je sens une tendance à "oublier" cet aspect. Ce n'est pas parce que je ne fais pas usage de la pluralité que j'y ai renoncé. Pour la même raison je tiens à rester "solo", seule façon de me sentir suffisamment libre de faire de nouvelles rencontres... si le besoin devait se manifester. Ou si les circonstances et la chance s'y prêtent.
Pour être honnête je dois dire que, pour le moment, je n'ai pas vécu durablement dans une pluralité relationnelle. Diverses raisons ont fait que les quelques expériences que j'ai vécues, en couple ou pas, n'ont pas tenu. Ce qui limite forcément la portée de mon témoignage...
D'ailleurs, en écrivant ce petit état des lieux de ma conscience, je n'entends pas faire l'apologie de la libraimance : je décris comment je me suis adapté pour vivre des échanges enrichissants... sans y laisser trop de plumes s'ils devaient cesser brutalement.