La liberté du solitaire
Le lieu où je réside a quelque chose de paradisiaque. Non qu'il ressemble à quelque paysage de carte postale, tendance cocotiers et lagon turquoise, mais parce qu'il correspond très largement aux critères qui me sont importants : pas trop de monde aux alentours, un paysage à la fois champêtre et forestier qui porte, par vallonnements successifs, loin vers les montagnes. Calme et agréable, tout simplement. Certes je me sentirais sans doute encore mieux dans un cadre plus sauvage, mais je serais alors assurément loin des centres économiques... donc éloigné des sources sûres des revenus assurés. Je veux parler là du salariat. Car après avoir de nouveau goûté au confort appréciable de voir mon compte en banque enfler à chaque fin de mois, je constate qu'il aura largement compensé mon difficile renoncement à la "liberté" du travailleur indépendant que je fus quinze années durant.
Dans ce paysage rural, où je vivais donc quotidiennement mais chichement de mon activité antérieure, j'ai implanté une collection végétale qui a pris de l'ampleur. Cette petite forêt c'est mon parc, mon domaine, mon espace vital. Plusieurs hectares plantés d'arbres, isolément ou en bosquets, en préservant de vastes étendues de prairies où les hautes herbes ondulent sous le vent. Là, au contact du ciel, je sens l'espace et imagine d'autres immensités lointaines où mes voyages à venir pourraient me porter.
Je passe beaucoup de mon temps dans cette agreste nature. Je m'y promène, me laisser aller à penser, à rêver, me nourris du paysage bucolique, ressens les différentes ambiances ainsi créées, hume les atmosphères et les saisons. J'observe les détails et les silhouettes, les insectes et les oiseaux, les fleurs et les couleurs, et accessoirement photographie tout cela. C'est le bonheur accessible, à quelques pas. J'envisage aussi l'évolution de cet espace et les aménagements que je pourrais faire pour le rendre plus agréable aux rares curieux qui s'aventurent jusque-là. Modestes projets, à la mesure du temps que je pourrai leur allouer. Du temps, j'en consacre déjà beaucoup à l'entretien. Tondre, couper, tailler, débroussailler, éclaircir, abattre. L'exubérance végétale est considérable et foisonne plus vite que je ne peux la juguler seul. Viendra un jour où je ne parviendrai plus à entretenir tout cela correctement. Il faudra bien que je trouve des solutions pour être aidé. Cette aide m'est parfois proposée et jusque-là j'ai décliné l'offre, préférant mener les choses à ma façon. Mais ce pourrait être une occasion de partager à la fois l'esprit du lieu et des moments de convivialité. Travailler ensemble. Offrir à d'autres ce dont je suis la plupart du temps seul bénéficiaire. Être un peu moins solitaire...
Solitaire...
J'aime ma solitude mais je me rends bien compte que je ne saurais m'en satisfaire. J'en ai besoin pour me sentir bien et, en même temps, j'ai besoin d'échanges et de partage. Et pas seulement dans mon activité professionnelle.
Plus que de solitude, je crois que mon besoin est de me sentir libre. La sensation de liberté - qui n'a pas forcément de rapport direct avec la liberté réelle - c'est celle qui me permet d'agir en conformité avec mes aspirations. C'est à dire être ce que j'ai envie d'être. Agir à ma guise. La solitude me le permet souvent puisque je n'ai pas à restreindre mon champ de liberté face à autrui [un réflexe qu'il serait bon que je corrige...]. Mais pas toujours, parce que cette liberté me met face à... moi même. Libre d'agir, mais libre aussi de ne pas le faire. Seul, je ne peux compter que sur moi-même pour avancer, pour trouver l'énergie et la motivation nécessaires. La solitude m'est confortable... mais parfois un peu trop. La passivité, l'inertie, la flemme, l'oisiveté s'invitent facilement. En agissant selon mes envies je reporte les tâches qui me déplaisent. Je délaisse le ménage, par exemple, ne reprenant les choses en main que lorsque je vais avoir de la visite. Ne venez jamais chez moi à l'improviste, j'en serais mortifié !
Le confort de ma vie en solo a donc des contreparties : un risque de repli vers une vie sans trop de contraintes. Opter pour le confort de rester dans une vie confortable ! Mais est-elle satisfaisante à long terme ? Je veille jalousement à préserver ma liberté, mais ne risque t-elle pas de restreindre mon horizon ? Qu'y a t-il au delà de la bulle de liberté que je me suis octroyé ? J'ai voulu vivre selon mes envies, mais ai-je vraiment envie de vivre ainsi ?
Les réponses aux questions que je formule se dessinent immédiatement...
Je sens que je parviens au terme d'une période de ma vie. Dans ma démarche d'émancipation les grands questionnements existentiels se sont atténués jusqu'à rendre ma vie paisible. C'est très bien, mais rester sur cette lancée ne me conduit pas vers quelque chose d'attirant. Jusque là je n'ai pas connu l'ennui mais depuis quelques temps je le sens s'infiltrer dans mon existence. Désoeuvrement. Manque d'enthousiasme. Peu d'entrain. Je sens poindre une lassitude. Je me vois pris dans un léger marasme dont je n'identifie pas clairement l'origine mais qui touche à mon rapport aux autres. Oh, rien de grave encore, mais je suis attentif à ces signes : ce n'est pas ainsi que j'ai envie de vivre.
Je me demande si ces mortes-eaux ne proviennent pas d'un manque d'échange. Il y a longtemps que je n'ai pas fait de rencontre nouvelle, que je ne me suis pas frotté à l'altérité inconnue, faite de chair et d'émotions. Ce qui se passe sur ce blog, d'ailleurs soumis au même régime ronronnant, ne compensera jamais le déficit de réel. Et puis ici aussi est venu le temps d'un changement : mon envie d'écrire autrement est significative. Davantage que dans l'écriture, c'est dans mon rapport au lectorat que j'ai envie d'évoluer.
Au delà, je crois que c'est dans mon rapport aux autres que quelque chose peut changer.
Sortir de mes habitudes me demande une énergie, une volonté, une prise de risque. Bouger, rencontrer, voyager, découvrir. Oser. Seul c'est parfois difficile, même si à plusieurs ce n'est pas toujours simple (je garde en mémoire l'inaction due à des élans divergents). J'aime l'idée d'agir ensemble mais sans vouloir perdre ma liberté face à autrui. La solution : ne pas me diluer en l'autre. Ne pas m'éteindre ni me soumettre. Croire en moi, affirmer mes idées, défendre mes intérêts, poser mes limites.
Toujours la même histoire, en fait...
J'ai commencé ce texte en parlant de mon jardin. Quel rapport y a t-il avec sa conclusion ? Il est métaphorique : si je n'y prenais garde mon petit paradis pourrait se transformer en alibi pour ne pas aller au dehors. Il m'est facile d'être convaincu d'avoir des travaux d'entretien à faire pour rester confiné dans ce que j'apprécie. Et éviter ainsi la rencontre, la surprise, la déstabilisation...