Dans mon texte intitulé Désirs latents, un passage mérite que j'y revienne. J'ai été étonné, après coup, par ce qui émergeait de ces quelques phrases : « J'ai envie de partager des instants inoubliables, ne pas être unique spectateur à engranger des sensations. J'ai envie de créer des souvenirs communs, en connivence ».
Penser aux souvenirs futurs a de quoi surprendre alors que je cherche à privilégier l'instant présent. J'anticiperais donc sur un futur à mémoriser en vue de raviver le passé dans un présent à venir ! Oups, quelle confusion dans les temps ! Pourtant cela reste bien, dans mon esprit, un rapport au temps présent...
J'en discutais avec A., qui a un tout autre rapport au temps. Pour elle le passé est comme déconnecté, lointain, presque une vie antérieure. En revanche l'avenir l'angoisse fortement. Y aurait-il un lien de cause à effet ?
Pour moi l'avenir n'est pas inquiétant [tant que je ne pense pas trop au devenir de l'humanité... ou à celui de mes relations affectives]. Je crois que cela vient de mon rapport au passé : il a toujours été très *présent*. Non que je vive dans le passé, mais parce que mon présent s'y est forgé et continue d'y puiser des enseignements. Ce que je suis, vis, ressens aujourd'hui a ses racines dans le passé et je m'en nourris volontairement. C'est un atavisme familial ; surtout du côté de ma mère, qui peut raconter son enfance, et même celle de ses parents, avec beaucoup de *présence*. On s'y croirait ! De telle façon que je peux presque me mettre à la place de mes ascendants !
Mais sans remonter aussi loin, le lien constant que j'entretiens avec mes expériences passées fait que je reste en contact avec les émotions antérieures afin d'orienter celles du présent. J'ai ainsi l'impression de mieux pouvoir agir sur mon équilibre intérieur, mieux orienter mon existence vers ce que j'ai envie de vivre. En favorisant ce qui a généré des émotions agréables j'augmente mes chances d'en ressentir à nouveau. Si je retrouve ce qui m'a fait du bien, et en quelles circonstances, je peux favoriser les conditions de reitération. C'est pourquoi il m'importe tant de garder en mémoire le ressenti des bons moments. Celui des mauvais aussi, dans une moindre mesure, pour éviter autant que possible qu'il se reproduise...
Quand j'écris donc que j'ai envie d'engranger des sensations c'est comme si je voulais me constituer un stock de souvenirs heureux dans lequel je pourrai puiser ultérieurement. Un peu comme un album photo à feuilleter. Mon bonheur futur pourrait en dépendre. Dans ce cas le fait de vivre avec d'autres personnes des évènements communs me permet de les rendre plus... imprégnés. La présence de l'autre agit comme un intensificateur d'émotions. Et davantage encore si ces moments de bonheur sont ressentis comme un privilège, une chance, une sorte de trésor.
C'est pourquoi les deux ruptures que j'ai subi m'ont été si pénibles : les souvenirs communs, ô combien chargés d'affect, ne seraient plus partageables. Les précieux joyaux perdaient de leur éclat, comme s'ils dépendaient de l'apport d'un autre regard pour briller vraiment. Lorsque ma femme a voulu qu'on se quitte c'est cette perte que j'ai estimée la plus dommageable, ainsi que celle de la tendresse des moments lovés l'un contre l'autre. Et quand la seule autre femme que j'ai véritablement aimée à mis fin à notre exploration commune, c'est sur ce même plan que j'ai senti l'accablement : nos souvenirs heureux cesseraient d'être échangeables, tandis que ceux du futur, espérés, n'auraient pas lieu. Dans les deux cas l'amputation m'a été douloureuse.
Je crois que la fin concomitante de ces deux relations essentielles a profondément remis en question la constitution même des souvenirs partagés. Comme s'il y avait eu quelque chose d'erroné dans ce que j'en avais perçu. Comme si je m'étais trompé de perception ou de repères. Le surcroît de saveur était-il frelaté ? J'avais prévu un futur qui, finalement, n'aurait pas lieu. La sensation de vide à été immense, et ses répercussions puissantes. Traumatisantes. D'une certaine façon il n'y avait plus d'avenir sur ce plan là. Désillusion, pour ne pas dire effondrement.
Je devais me reconstruire autrement.
Ce rapport faussé au partage temporel fait certainement partie de ce qui, depuis, m'a fermé à de nouvelles rencontres amoureuses. J'envisage maintenant la fin avant que ça commence. Je la pressens d'avance comme inéluctable et proche. Ça change tout. Pour moi les relations amoureuses n'ont plus d'autre perspective que l'amputation à venir, donc ne valent pas vraiment la peine d'être investies. Elles resteront "détachables". En la matière j'ai beaucoup de mal à ne penser qu'au présent...
C'est un apprentissage que je ne refuse pas, mais qui me demande du temps, comme en témoignent mes écrits. Je m'inspire de ce qui se vit en amitié. Le changement de paradigme révolutionne profondément le regard que je porte sur les liens affectifs non familiaux. Je peux partager des moments simples et doux, à la fois approfondis et légers, mais en évitant de les charger émotionnellement. Ne pas exacerber les sensations. J'engrange de jolis souvenirs, mais qui ne sauraient trop me chauffer l'âme. Parce que j'ai conscience que le partage ne durera probablement pas.
Des regards extérieurs pourraient considérer qu'il est regrettable de se couper ainsi d'éventuelles relations. Je crois au contraire que ma réaction est saine, ajustée à ce que je me sens capable de vivre. Et parce que je ne me soucie pas vraiment de l'avenir, je ne m'inquiète pas de voir le temps passer. Il se pourrait même que je ne retrouve plus cet état de grâce. Mes amours sont peut-être derrière moi. Ou pas... allez savoir.
Je garde l'envie de pouvoir de nouveau partager pleinement de bons moments mais cette fois avec la conscience de l'éphémère [l'instant présent...]. Aussi simplement en amour qu'en amitié. En attendant je reste prudent avec les expériences génératrices de bonheur avec une femme. Elles m'attirent autant qu'elles m'effraient [mon ambivalence sur ce point est flagrante !]. C'est pourquoi je préfère vivre en solo et, pour le moment [jusqu'à quand ?], voyager en solitaire [mais sans en être vraiment satisfait]. Ou avec mes enfants.
Il y a deux ans j'avais rejoint mon plus jeune fils en Irlande. Dans quelques jours je le retrouverai au pays des Cèdres...
Belle journée, Pierre ! :-)