Hier soir, je rentre (tard) de mon travail. Le crépuscule s'installe. Dans la voiture j'écoute Georges Wolinski, dans un entretien qu'il accorde sur France culture. Parlant de son autobiographie il déclare : « Je suis un personnage qui m'intéresse ».
Cette phrase vient à ma rencontre et me percute : c'est exactement ça ! Je suis un personnage qui m'intéresse.
Immédiatement j'entends la critique qui pourrait venir si j'énonçais une telle phrase : égocentrisme ! autosatisfaction ! [j'ai bien intériorisé les reproches adressés à ceux qui osent parler d'eux-mêmes...] Mais aussitôt je me ravise. Non, l'égocentrisme c'est ramener tout à soi, alors que s'intéresser à soi est d'une autre nature. Et s'intéresser à son personnage, autant sous ses aspects agréables que pénibles, n'a rien à voir avec l'autosatisfaction...
La notion de "personnage" me plaît parce qu'elle induit la notion de représentation, comme dans une pièce de théatre. Le personnage c'est celui que l'on montre aux autres, c'est le rôle social que l'on joue. Le personnage ne saurait donc s'identifier à l'égo. C'est d'ailleurs dans cette différence entre l'égo (ce que je pense de moi) et le personnage (ce que je donne à voir) que se situe tout l'intérêt de la chose. En m'intéressant à mon personnage, qui bien souvent peut me surprendre, je mets en évidence ce décalage qui existe entre ce que je voudrais être (ou crois être) et ce que je suis effectivement. Et ce qui génère ce décalage c'est la présence de l'autre, réelle ou intériorisée.
Le personnage n'existe que parce qu'il y a perception du regard d'autrui : selon la représentation que je me fais de l'autre, ou des autres, je vais agir différemment. Je ne serai plus "ego", mais ce "personnage" que la présence de l'autre me fait être.
Observer le décalage, c'est prendre du recul avec mon ego... qui en tant que tel n'a guère d'intérêt puisque uniquement perceptible par moi-même. L'ego c'est en quelque sorte la machinerie mentale propre à chacun, sur laquelle je ne crois pas qu'il soit possible d'agir directement. L'ego fonctionne à l'énergie émotionnelle brute. En revanche, en observant le décalage qui existe entre mon égo et mon personnage, je mets en évidence tous les leviers qui peuvent agir sur le mécanisme. Si mon ego ressens cela à tel instant c'est parce que telle situation l'a touché de telle ou telle façon. J'observe la situation, j'observe mon ressenti, et je vois comment tout cela agit et à quel endroit il y a impact. Inversement, si j'observe ce que ma façon d'être face à telle situation déclenche chez autrui, je constate comment la manifestation de mon égo à travers mon personnage agit. Mes ressentis profonds, peu accessibles à ma conscience dans l'instant, sont traduits en actes (ou en mots) par le personnage que je suis face à telle ou telle personne.
M'intéresser à mon personnage, cette instance qui relie ressentis et situations, c'est avant tout m'intéresser aux interactions humaines. Car à travers mon personnage je peux identifier des analogies et ressemblances avec les personnages que jouent les autres...
M'intéresser à mon personnage c'est m'intéresser aussi à ceux des autres. C'est enfin prendre ma part de responsabilité dans ce que je ressens, exprime, et impacte.
Tout d'un coup je me demande : se peut-il que des gens ne s'intéressent pas à leur personnage ? Comment pourraient-ils prendre une place responsable au sein du monde s'ils ne s'observent pas agir ? Hum... là je deviens perplexe...
Finalement je me dis que m'intéresser à mon personnage est plutôt un signe de bonne santé mentale : je me sens bien avec moi-même, me préoccupe de rester dans un bon équilibre intérieur, m'accepte avec mes imperfections, cherche à corriger ce qui est insatisfaisant, suis soucieux de mes rapports à autrui et attentif aux conséquences de mes actes ou paroles.
Et en plus je ne m'ennuie jamais en ma compagnie ;)
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En marge de cette réflexion je m'interroge : est-ce qu'exprimer mon intériorité ne m'offre pas un accès privilégié à mon rapport au monde ? Est-ce que j'aurais la même curiosité envers mon personnage si je cherchais pas à partager ce que je perçois ? Seul face à moi et sans le souci de traduire au plus juste mes ressentis, aurais-je la même perception des interactions ? Le même émerveillement devant les instants de grâce qu'offre en permanence l'existence pour qui s'y ouvre ? Il ne me semble pas...
Emerveillement
- Mont Sutton, Québec, 12 octobre 2011 -
Montaigne n'a pas fait autre chose dans ses "Essais". Et pourtant à l'époque les blogs n'existaient pas. ;-)
Ça me fait me souvenir d'une phrase écrite il y a quelque temps : " Montaigne : premier blogueur. (538) "
J'en ajoute une autre : Ceux qui ne s'intéressent pas à eux-mêmes, n'intéressent personne.
Au plaisir. :-)