Triste histoire
Ses bâtisseurs étant morts depuis bien longtemps, personne ne saurait dire quand cette grange fut construite. Cent cinquante ans peut-être ? Davantage ? Les dimensions du tilleul autour duquel se groupe le hameau le laissent penser. L'architecture, caractéristique de la région Dauphinoise, avait la simplicité fonctionnelle d'antan : un grand toit à quatre pans couvrant d'épais murs de pisé (terre tassée).
Il y a près de vingt ans le lieu nous avait séduits et le caractère authentique, les solides proportions de cette bâtisse, avaient nettement pesé dans notre décision. En 1995, avec deux autres bâtiments du hameau et un immense terrain, nous l'achetions à un éleveur de moutons qui prenait sa retraite. Ainsi se concrétisait un rêve, un grand projet, l'achat de notre vie.
La réhabilitation nous semblant hors de portée, nous avions finalement contruit une nouvelle maison à quelques dizaines de mètres en amont. Mais c'est dans l'ancienne et très rustique écurie, entourés de nos amis, que nous avions inauguré notre installation. Ensuite, pendant des années j'y ai rangé mon matériel. Les enfants y jouaient et nous rêvions de ce que nous pourrions aménager un jour, plus tard, dans cet immense volume...
Et puis les années ont passé... et je me suis laissé prendre dans les filets d'internet. Croisements de routes, remises en question, hésitations et détermination, brusques changements de cap. Une tourmente de laquelle notre couple n'allait pas sortir indemne. L'imposante grange allait en faire les frais : à vendre ! Il fallait s'en séparer pour se séparer. Certains rêves sont ainsi sacrifiés sur l'autel du divorce.
Pendant près de deux ans, semi-séparé, j'ai habité dans des conditions rudimentaires une des bâtisses jouxtant l'imposante grange. Avec le grand tilleul, elle constituait une large part de l'étroit paysage que délimitait ma fenêtre. Et puis un jour un jeune couple est arrivé. Séduit, comme nous dix ans plus tôt, par le potentiel qu'abritait la solide charpente. L'homme était... charpentier et savait comment transformer en habitation les épais murs de terre : il en habillerait l'intérieur de bois. Le jeune couple semblait motivé, sensible au charme de la patine et respectueux de l'âme des bâtiments. Leurs valeurs écologistes nous plaisaient et nous pouvions donc leur laisser prendre notre suite l'esprit tranquille.
C'est ainsi que la grange ne nous appartint plus. Mais se défait-on vraiment de ce qu'on aime ? Elle restait là dans le paysage et, finalement, qu'est-ce que ça changeait ?
Charlotte est partie et je suis resté dans notre maison. Chaque jour je passais devant la grange et j'ai vu les travaux de restauration commencer, la toiture se couvrir de neuf, l'intérieur s'habiller de bois clair, la lumière entrer. L'enthousiasme du jeune couple faisait plaisir à voir. Je discutais de temps en temps avec eux, venant voir l'avancement du chantier. La grange se métamorphosait, devenait un espace enveloppant tout habillé de matériaux naturels : structure en bois, isolation en laine de chanvre. Elle était en de bonnes mains.
Quelques fois le couple m'a invité et la jeune femme appréciait ma compagnie. Et puis... les travaux ont ralenti. Quelques confidences m'apprirent que l'harmonie conjugale battait de l'aile...
Trois ans après leur emménagement la jeune femme partait. Une nouvelle fois un rêve fut sacrifié sur l'autel du divorce.
Il fallut longtemps pour que la grange, partiellement rénovée mais pas vraiment terminée, trouve acquéreur. J'en vis passer des couples, que le futur ex-nouveau propriétaire me présentait pour que je réponde à leurs questions. Sans suite. Jusqu'au jour où la vente fut conclue, cet automne : un couple de quinquagénaires avait été séduit par l'esprit du lieu, alliant authenticité et confort moderne. Je suppose qu'ils ont payé cela bien plus cher que les précédents acquéreurs...
Ils se sont installés il y a tout juste un mois. Nous avons discuté de temps en temps, j'ai vu défiler leurs amis, leurs grands enfants, qui venaient admirer la nouvelle acquisition. Les week-end de beau temps j'entendais les rires, filtrés par la végétation.
Tous les jours, depuis dix-sept ans que j'habite ici, j'ai vu l'imposante toiture qui m'isolait un peu du reste du hameau. Juste derrière, fidèle sentinelle, l'immense tilleul la dominait.
Mais hier soir, tandis que j'étais occupé chez moi, des bruits bizarres m'ont intrigué. Comme des grondements de tonnerre et un étonnant ronflement. Je me suis dirigé vers la fenêtre pour écouter au dehors et là... l'effroi : de la toiture, autour du conduit de cheminée, s'échappaient des flammes. Oh non, pas ça ! Terrible spectacle. Je voyais autour comme en plein jour et je sentais la chaleur du brasier.
Me précipitant pour téléphoner aux pompiers, chacun de mes gestes me semble trop lent tandis que mes jambes se dérobent. Le temps qu'une voix me réponde, je constate que le foyer s'est étendu. Au bout du fil on me dit que l'alerte a déjà été donnée mais qu'il faudra du temps pour que les équipes parviennent sur place. On me demande s'il y a encore des personnes à l'intérieur, si les bâtiments voisins risquent de s'enflammer, s'il y a du gaz... je réponds au mieux, en fonction de ce que je sais ou ignore. La voix me demande de vérifier si les occupants sont sortis de la maison, tandis que je vois l'incendie se propager à l'étage inférieur. S'il y avait encore quelqu'un, ce serait certainement trop tard : les vitres explosent sous l'effet de la chaleur, des poutres commencent à s'effondrer à l'intérieur, des tuiles pleuvent...
C'est effroyable de voir partir en fumée un lieu de vie, et plus encore si on le connaît et l'a vu évoluer. Se superposant au puissant ronflement des flammes mes souvenirs du bel espace de vie affluent. Je revois une discussion autour du poële, au pied du bel escalier de bois. Je revois tout le travail de restauration de charpente. Poutres et solives desquelles s'échappent maintenant des flammes de plus de vingt mètres de haut, alimentées par tout le bois qui constitue l'ossature intérieure. Je sais dèjà que rien ne sera sauvé. Et les pompiers ne sont toujours pas là...
Quand ils arrivent le brasier a encore descendu d'un étage, se popageant jusqu'à l'ancienne et très rustique écurie ou nous avions jadis réuni nos amis. Le ciel est constellé de braises ascendantes qui rejoignent les étoiles. La lune, à cet instant, se lève derrière la colline.
Le spectacle est monstrueux et le sentiment d'impuissance total.
Lorsque les lances à eau entrent enfin en action, dérisoires face à la puissance du feu, plus rien n'est resté à l'abri de la combustion. Quelque chose en moi résiste à accepter l'évidence : je vois, je sais, mais j'aimerais ne pas y croire. Voir une maison brûler renvoie brutalement à la précarité de nos vies incertaines. Je ressens une grande tristesse en pensant à ce que mes nouveaux voisins viennent de perdre. Il y a dans cette dévastation quelque chose d'aberrant.
En allant finalement me coucher, alors que les puissants éclairages des pompiers guident encore leurs cascades d'eau dans des nuages de vapeur, je songe que le lendemain, et tous les jours qui suivront, j'aurai sous les yeux les traces de ce drame. La fin d'un rêve.
Et je ne peux m'empêcher de penser que si je ne m'étais pas ouvert aux rencontres sur internet cette grange plus que centenaire serait toujours debout...
Sait-on jamais quelles conséquences peuvent avoir nos actes ?