Au dernier jour de 2012 j'arpentais, l'esprit léger et en aimable compagnie, les sentiers escarpés des Calanques de Cassis. Tandis que je marchais sous la douceur méditerranéenne, je pensais déjà à ce que je relaterais de cette petite escapade. Agrémenté de jolies photos, j'allais pouvoir écrire un billet divertissant pour inaugurer une nouvelle année d'écriture en partage. 

 

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Les Calanques, le 31 décembre 2012

 

Mais on ne maîtrise jamais l'avenir et, dès mon retour, un sinistre évènement s'imposa à l'avant-scène de mes préoccupations et modifia brutalement mes priorités... 

Le brûlant sujet évoqué la semaine dernière m'a en effet invité à reprendre un travail en profondeur. Mollement assoupies depuis quelques mois, mes cogitations se sont réactivées autour du rapport que j'entretiens avec la perte, dans ses corrélations avec le non-attachement. Comme un rappel, au cas où je l'aurais oublié, que tout ce qui n'est pas réglé remonte tôt ou tard à la surface.

La réalité violente d'une destruction par le feu m'a confronté à une incontournable obligation : accepter. Il n'y avait aucune échappatoire, n'en déplaise à mon imaginaire rebelle. Le bougre n'a résisté que quelques jours, en m'envoyant des images du passé se superposant à ce que je savais du présent. Comme une persistance rétinienne, mon esprit était encore habité par une représentation devenue subitement erronée : ça n'existe plus !

Et puis, les jours passant, la nouvelle réalité s'est installée et a pris sa place. De force elle s'est imposée, laminant l'imaginaire. Là est l'avantage du concret : pas moyen de tergiverser. Pas moyen de s'accrocher à des chimères !

 

 

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J'avais beaucoup cogité sur la notion de perte, il y a quelques années, et c'est une notion qui m'est presque devenue familière. Le non-attachement, ça me connaît ! Du moins... en théorie. Cela n'empêche pas que face au réel le choc émotionnel demeure. Il est simplement mieux absorbé et ses conséquences plus rapidement acceptées. Ayant surtout réfléchi à la perte en matière affective, qui a pu m'être particulièrement douloureuse, j'ignorais qu'elle pouvait aussi se faire sentir pour ce qui concerne le matériel. Le matériel ? J'ai très vite compris qu'il serait réducteur de me limiter à ce seul aspect : après l'incendie la perte à laquelle j'ai eu à faire face se rattachait en fait à plusieurs dimensions de mon rapport au monde. J'en ai évoqué quelques facettes dans mon billet précédent mais, au fil des échanges qui ont suivi et de l'intégration du réel, d'autres me sont apparus auxquels je ne m'attendais pas :

  • J'ai pris conscience d'un rapport que je qualifierai d'organique à la ruralité terrienne : sa simplicité, sa fonctionnalité, l'emploi des matériaux du cru. J'ai un grand respect pour ce mode de vie "d'avant" dont le patrimoine bâti reste le témoin.
  • J'ai perçu l'importance essentielle du "chez soi". Ce lieu de vie *habité* par tout ce qu'on place en lui. Avec une idée de "nid protecteur", le home sweet home représente une sorte de coffre aux trésors, matériels et immatériels, qu'il recueille. Le voir réduit en cendres à quelque chose de morbide.
  • J'ai senti le vide immense que peut creuser un rêve en se brisant. Représenté en une métaphore concrète, devant moi, par quatre murs sans toit. Une coque vide, un squelette brûlé. Un cadavre de maison. La mort d'une bâtisse et de son âme. Et puis, devenues subitement absurdes, les années de travail qui l'avaient rendue habitable anéanties. Tout ça pour qu'il n'en reste... rien !

Ce nouveau paysage de désolation va me rappeler, aussi longtemps que je l'aurais sous les yeux, que « tout est impermanence ». J'essaierai de faire bon usage de ce rappel constant des changements d'état...

 

 

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Autour de la destruction d'une maison j'ai donc pris conscience des divers liens invisibles et singuliers qui me reliaient à cet objet d'attachement qui, légalement, ne m'appartenait plus [mais l'esprit d'un lieu ne sera jamais privatisable...]. Il m'a fallu pour cela passer par l'épreuve du réel, à l'instar de ce qui s'est passé pour les diverses pertes auxquelles j'ai du faire face au cours de mon existence. Elles furent véritablement sources d'éveil sur ce qui m'attachait à l'autre. Finalement toute perte éprouvée, tout changement réalisé, peuvent apporter leur lot de consolation révélations sur nos représentations, et surtout les plus inaccessibles à la conscience en temps "normal" [sauf que ce qui est "normal", c'est la perte et le changement...].

Tout cela s'est combiné avec ce à quoi je réfléchissais quelques jours avant le drame : ce fantasme de réconciliation auxquel ont pu conduire quelques ruptures affectives restées en suspens, faute de verbalisation suffisante. Une première conclusion m'avait amené à penser qu'il me serait peut-être profitable d'entreprendre cette mise en mots, même très tardivement, avec toutes les personnes avec qui la situation s'est produite. Sans en faire le décompte exact, je me suis vite rendu compte que, tout au long de ma vie, une forte proportion de relations qui avaient eu une importance dans mon parcours s'étaient éteintes de façon naturelle et conjointe, donc sans nécessiter d'y revenir. Ouf... je n'allais pas avoir à me réconcilier avec des centaines de personnes ! Finalement le nombre de relations dont la rupture a laissé des séquelles dans mon esprit est plutôt restreint. Et parmis ces ruptures les plus marquantes, certaines relations durent encore. Transformées, certes, mais sans avoir été coupées.

Là je dois ouvrir une parenthèse au sujet du terme "rupture". Au sens général je lui vois deux significations : soit la rupture marque une inflexion, un changement d'orientation (rupture de pente, rupture de parcours, etc.), soit elle marque une cassure, une brisure, avec l'idée de coupure (rupture d'amarres, rupture d'une poutre, etc.). Dans le premier cas il y a continuité liée à un changement, dans le second il y a discontinuité et nécessité de "re-lier" ce qui a rompu... si cela est jugé nécessaire.

Dans ma représentation mentale j'associais systématiquement, en matière relationnelle, le terme de "rupture" à celui de coupure, de fin, de perte. Longtemps il m'a été inadmissible. En revanche la rupture au sens d'inflexion me semble aujourd'hui tout à fait acceptable : c'est le signe d'une adaptation, d'une souplesse... que sans doute je n'avais pas autrefois. Ma peur inavouée de voir l'autre quitter un lien structurant me le faisait investir avec la rigidité d'une poutre en béton armé : il fallait que ça tienne !

L'expérience m'a montré que cette logique d'investissement massif avait ses limites : quand il y a rupture elle est dévastatrice. 

 

Il m'aura fallu être dévasté a plusieurs reprises pour comprendre que c'est ma façon d'investir certains liens qui était foireuse. Depuis j'ai tout arrêté : je n'investis plus que dans des liens élastiques. Des attachements infiniment souples, qui peuvent s'étirer sans limite. J'ignore encore si ce type de lien est satisfaisant à long terme mais il présente un avantage majeur : la perte n'y a plus vraiment de sens.

 

 

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Dernier soir de 2012