Le risque du désamour
Il est midi, le ciel est sombre et il fait 5°. Ce matin il faisait 13° dans la maison et j'ai donc rallumé, une fois de plus en ce glacial mois de mai, mon fidèle poële à bois.
Mais laissons-là ces considérations météorologiques de l'éphémère pour évoquer des sujets un peu plus approfondis...
Ma fille m'a écrit. Elle a voulu me faire part de son désarroi après notre voyage commun au Liban. C'est un aspect que je n'ai pas soulevé dans mes descriptions d'ambiance mais qui, en coulisses, m'a pas mal perturbé. En clair : j'ai ressenti un certain malaise entre nous. Et elle aussi, donc. De mon côté c'était impalpable au début, intuitivement ressenti mais sans aucun fait objectif pouvant le mettre en évidence. Quelque chose né de rien mais qui, d'à peine perceptible a fini par devenir une entrave. A tel point qu'un petit éclat de voix agacé est venu ternir les dernières heures du voyage de retour. À partir de là nous sommes restés mutiques... jusqu'à maintenant.
Dans le courrier qui romp ce silence ma fille m'a expliqué avoir ressenti une distance de ma part et s'en inquièter. Elle a évoqué ma "carapace", reprenant sans doute des termes que j'ai pu employer en parlant de mon rapport affectif à autrui en général. De mon côté j'avais perçu chez elle des signes infimes d'agacement face à mes hésitations, comme si elle avait envie que les décisions se prennent plus rapidement.
Nous n'en avons rien dit sur le moment, tous ces signes étant trop ténus pour paraître fiables. La rationnalité à fait le reste : « je me fais certainement des idées...».
Il aura donc fallu un mois pour percer l'abcès. Si elle ne l'avait pas fait c'est moi qui lui en aurais parlé, le moment venu.
Qu'est-ce qui s'est passé entre nous, alors que nous avons habituellement une appréciable connivence ? Rien d'autre que des projections, des malentendus... et l'erreur de n'en avoir pas parlé immédiatement.
Résultat : nous sommes revenus tous les deux déçus et tristes alors que nous nous réjouissions de nous retrouver pour ce voyage. Sauf que nous ne nous l'étions pas dit. Peut-être par pudeur, ou parce que ça nous semblait évident. Ou peut-être par crainte que ça ne soit pas tout à fait réciproque ?
L'avantage d'avoir su en parler ensuite, c'est que ce désir partagé a pu être verbalisé.
Avec notre dialogue rénoué nous avons pu mettre en évidence nos craintes et nos envies. Nos projections, déjà anciennes, sont devenues flagrantes : elle avait peur que je ne m'entende plus vraiment avec elle, depuis qu'elle vit avec son compagnon - dont le comportement est parfois aux antipodes du mien. Et moi je redoutais qu'elle ait trouvé avec ce compagnon quelqu'un de plus entreprenant, énergique et audacieux que moi. Tout ça couvait depuis plusieurs mois et je pensais que ce voyage serait l'occasion d'en parler...
C'est donc autour de son compagnon, ou plutôt du lien qui s'est établi entre elle et lui, que nos craintes respectives se sont développées. Elle a eu peur que je la trouve "superficielle", j'ai craint qu'elle me trouve "vieux". C'est la première fois que j'ai eu cette sensation, me voyant moins à l'aise qu'elle et son frère dans un pays un peu moins occidentalisé, un peu moins sécurisant que ce à quoi je suis habitué. Mais ma fille, qui est est partie à l'aventure durant plusieurs mois au Népal et en Inde, a forcément acquis une certaine adaptabilité : la notion de confort de voyage y est toute relative...
En ayant finalement pu parler de tout cela nous avons mis en évidence nos interprétations erronées. L'échange de mail qui a précédé notre rencontre à permis que soient dits des sentiments forts, dont l'évidence gagnait à être soulignée. À savoir qu'on s'aimait beaucoup et qu'on tenait à la relation bien particulière qui nous unit depuis fort longtemps.
En marge nous avons aussi abordé des aspects qui expliquaient le malentendu initial. Ma fille m'a ainsi appris qu'elle avait été surprise en découvrant que "les gens" en général, et son compagnon en particulier, n'avaient pas pour habitude de parler de leurs ressentis. Parler de soi n'a rien d'évident et certains n'ont pas cette culture. Pour mes enfants c'est devenu "naturel"... à tel point qu'ils me surpassent ! Chacun d'eux est venu vers moi, assez récemment, pour me faire part de ce qui le tracassait dans mon attitude apparemment "distante" : ils se demandaient quelle importance je leur accordais encore.
J'ai à chaque fois été touché, ému, et un peu penaud de ne pas leur avoir sufisamment montré combien je les aimais. La concordance de leur demande - qui n'est pas un total hasard puisqu'ils ont une communication d'excellente qualité et se font part de leurs impressions - m'a mis face à mon évolution. En effet il y a un téléscopage entre mon propre travail d'émancipation affective et leur besoin de me sentir proche d'eux. J'ai voulu éviter d'être trop présent afin de les laisser prendre leur envol à leur guise, mais du coup ils l'ont perçu comme un moindre intérêt. Regrettable malentendu ! En outre, tout occupé que j'étais à me "désattacher" de toute relation affective, je ne me suis pas rendu compte des répercussions que cela avait sur eux. Et sur mes proches en général...
J'ai ainsi appris incidemment, par ma fille, que mon ex-femme s'était rendue compte de la distance que j'avais mis entre elle et moi depuis un an. Ben oui, hein, comprenant que mon envie de maintien du lien n'était pas réciproque, j'ai fini par la "laisser aller"...
Tout comme j'ai "laissé aller" celle dont je ne parle plus.
...
En fait je "laisse aller" tout le monde. Je ne m'accroche pas. C'est une variante de l'effet téflon...
À l'évidence mon travail assidu de détachement affectif a été efficace ! Peut-être un peu trop ? À vouloir ne plus rien attendre j'en suis venu à ne plus rien demander. Seulement répondre aux sollicitations. Être présent sur demande, expressif en écho. Ça ne suffit pas : l'expression de mon plaisir et de mes envies relationnelles - de mon amour - est apparemment trop ténue pour être vraiment perçue. Le doute s'insinue. Plusieurs voix me l'ont fait comprendre, de plus en plus issues de proches...
On m'apprécie - on m'aime - et la question de la réciprocité peut se poser à l'autre.
Je crois qu'il va me falloir régler les curseurs de l'attachement et de son expression si je veux maintenir un équilibre relationnel satisfaisant. Réapprendre à aller vers les autres, à m'exposer. Prendre le risque de faire face, de nouveau, au possible désamour...
Après tout, je n'en suis pas mort :)
24 mai, dernière couche avant le prochain hiver ?