Entre mes mains
Un soir du début de semaine, tandis que je me délectais d'une salade fraîchement cueillie au jardin, j'écoutais sur France culture le long monologue d'un homme décrivant ses émotions autour d'une rupture sentimentale. Le texte, de Christine Angot, était déclamé dans le cadre du festival d'Avignon. Bien que ne me sentant pas en résonance avec la situation décrite, je me suis laissé porter par le flux des mots.
La mise en scène ne me semblait pas crédible : à la fois ostensatoire dans le descriptif de la douleur et d'une lucidité trop détachée. Mais peut-être ai-je eu cette impression parce que je me sens aujourd'hui bien loin de tout ça ? En fait j'ai plutôt été frappé par l'universalité, pour ne pas dire la banalité, des propos de l'amoureux délaissé. D'une certaine façon le texte exhumait des sensations que j'ai connu il y a longtemps, mais dont je me suis considérablement éloigné après avoir pris conscience de l'inanité de la situation. Aujourd'hui la souffrance de l'éloignement amoureux ne m'évoque plus grand chose et je la regarderais presque avec condescendance.
C'est pourtant simple : il n'y a qu'à accepter ! Un jour l'espace-temps émotionnel magique et précaire où l'on se rencontrait dans le plaisir exubérant du partage, contre toute attente a pu se dissoudre. La variation des paramètres de cohésion a peut-être été infime, mais déterminante. C'est ainsi. Changement d'état. L'alchimie ne fonctionne plus. On ne se rencontre plus en un même point, on ne converge plus, et le décalage crée une béance. Il ne reste plus qu'à en prendre acte. Constater et accepter.
Mais ne surtout pas s'accrocher à ce qui n'est plus.
Le principe est d'une simplicité évidente. Encore faut-il l'avoir compris, et surtout... admis. À partir de là il devient éventuellement possible d'inventer autre chose en commun, qui sera forcément différent. Il peut falloir tellement de temps qu'une vie n'y suffira pas...
Pour ma part il m'a fallu des d'années de travail pour comprendre tout ça. Je m'y suis consacré avec une tenace persévérance en m'appuyant sur des réflexions en solo et des partages, des conversations et des explorations, des lectures éclectiques, des fragments d'histoires captés ici et là. Tout pouvait servir pour élaborer ce que j'assimilerais volontiers à une oeuvre. Assembler des éléments épars, leur donner une forme cohérente, est presque un art. Une affaire de discernement sensible qui demande patience et détermination, souplesse et intuition, tout en laissant place à l'inattendu.
Dans une sorte de logique exclusive je sais n'avoir pas tenté de nouveau l'aventure sentimentale. Je n'en voulais plus. Comme si ça pouvait me distraire de mon objectif premier ? Ou alors devais-je d'abord clarifier mes désirs ? Extirper la moindre racine d'attente ?Je ne cerne pas toutes mes motivations mais, quoi qu'il en soit, j'ai très tôt senti que la recherche d'autonomie était préférable. Par chance la vie est bien faite : je n'ai pas eu à brider d'envies puisque, sans nouvelle éclosion d'émoi amoureux, je n'ai pas ressenti le moindre manque. D'ailleurs c'est ce qui m'a le plus surpris : on peut fort bien vivre heureux en solo.
Ainsi préservé de la distraction sentimentale j'ai pu me consacrer à l'oeuvre maîtresse de ma vie : l'épanouissement éclairé. Un peu comme si, après avoir aidé mes enfants à devenir eux-mêmes, je m'étais occupé de parachever mon propre accomplissement...
Finalement la déconvenue amoureuse, en mettant en évidence mes failles, aura permis l'émergence d'une conscience accrue : je sais mieux ce qui me porte et m'importe. En outre, et je crois que c'était un cadeau caché, je pressens que je suis encore loin d'avoir découvert tout ce que j'aurais gagné après avoir cru tant perdre...
Bizarrement, je ne sais pas le raconter ici. Je ne sais pas mettre en mots ce dont chaque jour je me réjouis. Ça m'apparaît par surprise, au cours des conversations, mais je ne saurais pas par quel bout commencer lorsque je suis seul devant mon clavier. C'est comme si j'avais besoin de l'échange pour voir émerger ma lucidité.
Ce que je peux en dire c'est qu'il y a dans cette conscience accrue un rapport serein au temps qui passe, à l'instant présent, au bonheur, au libre arbitre, à la responsabilité. En simplifiant je pourrais dire que j'adhère désormais à un principe fort : il me revient de faire de ma vie ce que j'ai envie qu'elle soit. Avec pour corollaire, pour que mes objectifs restent atteignables, de ne point désirer l'inatteignable. Ou alors de me donner les moyens de l'atteindre...
Tout est entre mes mains.
Vallée de la Clarée - Hautes Alpes