Garder la trace
L'approche du Centenaire et sa grande collecte d'archives a réactivé le travail de mémoire qui, un peu partout, opère dans les familles. Un siècle plus tard les souvenirs sont encore là, transmis par ceux qui ont connu la "Grande guerre" à leurs descendants. Les derniers Poilus viennent de s'éteindre mais leurs enfants portent les stigmates de ce qu'ils n'ont pourtant pas vécu.
Ma mère est née vingt ans après l'armistice du 11 novembre 1918, et moi encore deux décennies plus tard. Pourtant cette guerre j'en ai toujours entendu parler et il me semble en avoir perçu l'esprit tout au long de mon enfance. Non qu'on en parlât particulièrement, mais plutôt qu'il en diffusait quelque chose à travers les générations. Peut-être aussi parce qu'il y avait dans la maison des documents qui, témoignant de ce passé, le maintenaient présent.
Il y a fort longtemps que je connais l'existence des dessins de guerre de mon grand-père maternel. Il y avait aussi des textes, écrits dans le camp où il avait été retenu prisonnier quatre années durant. Bizarrement ces textes et dessins n'étaient pas tragiques. Il y avait comme une dérision, et presque la trace d'une joie de vivre malgré tout. Si bien que l'histoire de mon grand-père, ou du moins ce qu'on pouvait en perçevoir, se distinguait de ce qu'avaient vécu d'autres dans l'enfer des tranchées. Grièvement blessé quelques jours après le début des combats, laissé pour mort, il fût rapidement transféré dans un camp en Allemagne. Ça aurait pu être l'enfer... mais comparé à celui des tranchées, c'était au moins une chance de survie. Dans son régiment 1468 soldats sont morts. Pas lui. Les deux balles qui l'ont fauché l'ont finalement sauvé...
Croquis de mon grand-père
Une autre chance aura été celle d'avoir été épargné de l'atrocité des champs de bataille et, si ce n'est le froid, la faim, les maladies, l'inconfort, l'incertitude et la privation de liberté, son sort aurait certainement été envié par tous ceux qui, ayant vécu l'horreur de la boucherie guerrière, en restèrent marqués à jamais. Lui le savait certainement et, à travers les photos familiales des années qui suivirent, il me semble perçevoir un bonheur à vivre.
J'ignore dans quelle mesure ce qu'a vécu mon grand-père et le regard qu'il à porté sur son sort ont influé sur sa fille, ma mère. J'ignore tout autant de quelle façon cette imprégnation maternelle, combinée à celle de mon père, m'ont influencé, mais je sens que mon rapport au monde en est marqué. Je pense en particulier au rapport que j'entretiens avec le passé, la conservation, le témoignage. En bref : à garder trace.
Garder trace, c'est ce que souhaite ma mère, qui se sent dépositaire d'une mémoire à transmettre. Elle s'interrogeait sur l'opportunité de participer à la grande collecte nationale et je l'ai encouragée à le faire. Je suis donc allé chez mes parents samedi et elle m'a présenté l'ensemble des documents dont elle dispose relatifs à cette époque. Les fameux dessins susmentionnés, bien sûr, mais aussi la majeure partie de la correspondance de captivité échangée entre mon grand-père et sa propre mère. Des lettres manuscrites, à la calligraphie généralement soignée, à l'orthographe irréprochable, et dont la tonalité très révérencieuse m'a surpris. Ces lettres disent peu de choses : elles étaient soumises à la censure et il n'était pas question d'émettre le moindre propos critique. Les délais d'acheminement ne permettaient pas d'espérer de réponse avant un mois, soit plusieurs courriers de décalage. En outre mon grand-père ne voulait pas se plaindre de son sort pour ne pas inquiéter sa mère. Enfin, selon des directives visiblement variables, la longueur du contenu autorisé variait et devait parfois rentrer dans un format très réduit. Il n'empêche qu'au fil de cette correspondance sous contraintes transparaissent un peu des conditions de cette longue captivité. Quelques lettres adressées à des amis à la fin de la guerre, recopiées, en disent beaucoup plus des émotions ressenties. Ce sont celles qui m'ont le plus intéressé.
Après cette immersion dans le passé mes parents ont souhaité faire une promenade. L'air était assez doux, l'atmosphère lumineuse et les montagnes étincelaient de neige fraîche. Belle journée ! J'ai suivi le rythme de marche parental, nettement ralenti depuis quelques années, jusqu'au parc où nous allions lorsque j'étais enfant. Il y avait là l'activité contemporaine d'un lieu de détente urbain. En fin de journée j'ai rejoint mes enfants chez ma fille, où j'ai retrouvé ma petite-fille, sans même songer à la continuité générationnelle.
Dire que tout cela n'existe que parce qu'un Allemand à tiré deux balles dans le corps de mon grand-père, lui épargnant probablement la mort dans les jours qui suivaient...
- Sur le même thème, mon billet du 11 novembre 2009 : Le pantalon rouge
- En contrepoint, le billet de Françoise : Quelle connerie, la guerre