Zone de risque
C'est arrivé subitement, sans que je m'y attende à ce moment-là. Je ne pourrais pas dire que n'aurais jamais cru que ça puisse m'arriver puisque je suis vigilant sur ce point : je sais que ma fonction et mon implication m'y exposent particulièrement. Mais bon, là j'ai senti que je m'approchais de la zone de danger.
J'étais en plein travail surmenage, en train de lire un compte-rendu du conseil d'administration quand soudain une phrase me concernant m'a fait vaciller. Un peu plus bas deux autres phrases m'ont paru être les ballons d'oxygène qui pouvaient me sauver. La juxtaposition des contraires m'a pompé toute mon énergie en quelques secondes. Vidé, je me suis retrouvé là, assis bras ballants, inerte. Je lâchais.
Non, je n'ai pas été victime d'une crise cardiaque. J'ai simplement senti physiquement que j'étais tout près de mes limites. Cet épuisement instantané, alors que j'étais encore sous pression quelques secondes auparavant, était un message de mon corps. Je l'ai immédiatement capté. Oh, rien de grave. Seulement une alerte : burn-out droit devant ! Là j'ai senti qu'il fallait que je fasse quelque chose immédiatement. C'est peut-être le signal dont j'avais besoin pour enfin me décider à agir. J'ai tout de suite cherché à joindre le superviseur de ma directrice ("n+2", en langage technocratique) pour demander un entretien. Il m'a été accordé sous trois jours, ce qui m'a d'abord paru long mais me laissait le temps de préparer ce que j'avais a exposer.
Démarche un peu délicate, parce que mettant directement en cause la légitimité de ma supérieure. Mais là c'était elle ou moi...
Alors j'ai affuté mes arguments, sous forme de constats, de ressentis, de besoins et de propositions. J'avais sous la main tous les éléments, préparés depuis des mois. Il m'a suffit de clarifier un peu mes idées et me laisser porter par mes ressentis du moment. Je me suis préparé un petit topo, histoire d'avoir un support face à "Mr n+2", homme très pragmatique et qui m'impressionne un peu par son assurance et sa capacité de décision. Avec mes documents, face à lui, je n'ai plus eu qu'à suivre mon fil conducteur, le développant au cours de l'entretien. Et là j'ai tout posé sur la table : les enjeux pour "l'entreprise", les risques, y compris celui de mon épuisement, l'entrave que constituait l'inconsistance de ma supérieure, à la fois insaississable et subitement autoritaire. "Mr n+2" m'écoutait attentivement, essayait de comprendre, opinait ou apportait un contrepoint. Quand il m'a demandé ce que j'attendais de lui comme intervention auprès de ma supérieure, je lui ai clairement dit que je préfererais ne plus dépendre d'elle, mais de lui. Que je n'avais pas besoin d'elle pour faire "tourner la boutique", qu'elle était manifestement dépassée, ne répondait que partiellement à son poste et n'avait pas toutes les compétences que sa fonction demandait.
Pas facile de lâcher un tel morceau ! D'autant moins que je ne veux pas nuire à ma supérieure, ni l'accabler. Mais le constat est là : "Mme n+1" n'est pas en capacité d'atteindre ce dont j'ai besoin de sa part...
Humainement je ne me suis pas senti très à l'aise de pointer sur un grave dysfonctionnement en pensant à ce que ça allait peut-être déclencher comme conséquences pour ma supérieure, mais professionnellement il fallait crever l'abcès : mes homologues ressentent la même défaillance et s'épuisent comme moi face à l'incapacité de cette personne à assumer correctement son rôle. Et mes collaborateurs, sentant bien qu'ils ne sont pas écoutés par la hiérarchie, se démotivent. C'est donc aussi leur intérêt que j'ai défendu, en même temps que ceux de notre structure...
Concrètement je n'ai rien obtenu dans l'immédiat, mais je ne le demandais pas. Je sais que le problème que j'ai soulevé va très probablement "remonter" encore plus haut, vers le président du conseil d'administration. En attendant nous avons décidé, avec "Mr n+2" de continuer à jouer le jeu : que je « fasse semblant » pour ne pas tout bousculer. L'ironie de tout ça c'est que LA phrase qui ma décidé à agir, celle qui m'a fait vaciller, énonçait que le conseil d'aministration venait de réaffirmer le positionnement de ma supérieure... après qu'elle ait eu l'impression que son supérieur, alias "Mr n+2", ne lui faisait pas suffisamment confiance. Aujourd'hui, en quelque sorte, j'ai confirmé cette défiance en venant dire qu'elle n'était pas à la hauteur et que je ne voulais plus travailler sous son autorité...
En sortant de l'entretien je me suis senti soulagé : il était important pour moi que ces choses soient dites et entendues. "Mr n+2" m'a remercié de l'avoir informé, je l'ai remercié de m'avoir écouté.
Quelques heures plus tard je me sens vaguement coupable-mais-pas-trop : et si j'avais brossé un portrait exagérément terne de ma supérieure ? Et si, faute de nuances, mon discours était allé plus loin que mes pensées ? Et si, en disant que je ne croyais pas à son évolution, j'avais abusivement fait usage de préjugés ? En même temps je me dis que, depuis le temps que je la vois fonctionner ainsi, l'appréciation que je porte est loin d'être infondée. Il n'empêche que je trouve difficile de plaider une cause au détriment d'une autre personne. Surtout au moment où elle-même est en délicatesse avec son supérieur. J'ai un peu l'impression d'avoir « tiré sur l'ambulance »...
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