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Alter et ego (Carnet)
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21 février 2014

La mémoire des sensations

Hier soir j'étais dans un groupe d'échange de pratique. Voilà près de deux ans que nous retrouvons, une fois par mois, à cinq ou six managers (qu'on nomme aussi "encadrement intermédiaire") issus de structures sans aucun lien mais toutes à vocation sociale. Nous y partageons nos approches, nos difficultés, nos avancées, afin que chacun se nourrisse de la diversité d'expériences du groupe ainsi constitué. Les situations de nos quotidien nous confrontent continuellement à de nouveaux enjeux relationnels et humains puisque nous sommes situés entre "le terrain" et "les instances dirigeantes", avec toutes la méconnaissance réciproque qui peut exister entre ces deux mondes.

Ces réunions nous permettent d'exposer des situations qui nous touchent émotionnellement, ou bien nous mettent en difficulté ou en doute quant à leur résolution. Chacun décrit sommairement le contexte, de quelle façon il perçoit la situation, comment il se situe et quelles sont ses limites. L'effet de ce partage est très bénéfique puisque les autres participants, avec un regard extérieur, une pratique différente, ou ayant déjà eu à faire face à une situation similaire, apportent des éléments de connaissance et aident à mieux percevoir la situation. Dans ces moments d'échange je suis très attentif à tout ce qui circule et, au delà de l'aspect factuel des situations, ressens, capte, perçois des sensations, voire des émotions subtiles. Je leur accorde une grande importance, sans m'y arrêter vraiment dans l'instant : je fais confiance à ma conscience pour faire le tri et se saisir de ce qui fait sens.

Le mois suivant chacun peut faire part d'éventuelles avancées sur la situation décrite antérieurement, évoquer ce qui a pu être amélioré, mis en place, ou s'être dénoué. C'est une façon de valider collectivement que ce qui avait été proposé fonctionne.

Dans ces moments de "raccrochage" au mois précédent y a quelque chose qui me surprend régulièrement : il arrive que je ne me souvienne plus vraiment de la situation qui avait été évoquée ! Les autres membres du groupe, en revanche, attendent avec avidité le dénouement d'une histoire qu'ils/elles semblent avoir parfaitement mémorisée, avec force détails. Moi j'ai parfois tout oublié ! Sauf les sensations...

J'en déduis que la mémoire de chacun fonctionne selon une logique qui lui est propre. Je dirais que la mienne est sensorielle : j'ai besoin que mes sens aient été sollicités. Les sens physiques, en particulier la vue, mais surtout ce qui en découle : les sensations. Je pourrais donc parler de mémoire sensitive : relative à la sensibilité. Lorsqu'on me décrit une situation dans laquelle je n'étais pas présent je ne la mémorise que très partiellement, voire quasiment pas, sauf si elle me touche à un niveau plus profond de sensations, c'est à dire émotionnellement. C'est un peu gênant parce que lorsque je revois une personne avec qui j'ai déjà échangé il m'arrive de ne plus me souvenir de ce qui s'est dit, alors que l'autre se souvient parfaitement de mes paroles... Je n'ose alors pas avouer ma lacune mémorielle (ce serait vexant pour l'autre...) et il me faut un certain temps d'écoute à la dérive pour "raccrocher", plus ou moins bien, avec mes souvenirs du récit antérieur. D'ailleurs j'ai le même genre de problème dans le monde numérique : il me faut du temps pour mémoriser l'histoire personnelle des entités avec qui j'interagis. Les éléments factuels ne permettent pas l'accroche. Par contre je me souviens très bien de ce que j'ai lu si des sensations/émotions ont eu lieu et c'est à partir de ces souvenirs-là que je vais "accrocher" avec quelqu'un.

 

En continuant sur ma lancée, et pour aller plus loin... je me demande si la logique de ma mémoire ne serait pas à l'origine de mon "détachement" dans les relations affectives : très "présent" [quoique souvent discret et peu loquace] durant le temps de contact, et "habité" par la présence de l'autre, j'ai tendance à oublier le relationnel dès lors que la distance ne permet plus aux sensations de vibrer. Par contre le souvenir des sensations et émotions reste très prégnant, pour ne pas dire éternel [ah, tout de suite les grands mots !]. Je reste habité par des souvenirs émotionnels qui animent mon intériorité et constituent mon être. Ces souvenirs, littéralement  sensationnels, sont une richesse qui embellit ma vie intérieure. Ce qui fait, peut-être, que je ne ressens pas le besoin d'être en contact : l'autre et le souvenir des sensations partagées sont "en moi". Mais ces seuls souvenirs ne seraient pas suffisants si je n'avais pas, en outre, l'assurance [d'où provient-elle ?] que les sensations sont réactivables : il suffit que les conditions favorables soient de nouveau réunies. Ma confiance en l'avenir et ses possibilités est une de mes principales ressources, qui me fait porter un regard optimiste et insouciant à l'égard du temps qui passe. Même si intellectuellement je sais que l'écoulement du temps, hélas, réduit les opportunités de rencontre.

Finalement le seul cas qui a causé une grave avarie à mon insubmersible optimisme, au point de me mettre dans une situation existentielle délicate, s'est produit lorsque la perpétuation relationnelle m'a été refusée. C'est arrivé trois fois. Trois personnes avec qui j'ai été en relation affective très impliquée, avec qui les souvenirs de sensations de bonheur étaient devenus constitutifs de mon être, m'ont un jour fermement assuré que ces partages-là n'auraient plus lieu. N'imaginant pas que cette fermeture puisse m'être opposée, je suis à chaque fois tombé d'aussi haut que mes espérances. Cette conception des rapports relationnels à limitation imposée m'a heurté avec une violence inouïe... jusqu'à ce que j'accepte cette différence de logique en modifiant ma perception des liens affectifs. Entre le premier choc, qui a ouvert un gouffre, et l'acceptation des deux derniers il m'aura fallu... pas moins de trente-cinq ans de cheminement. Une vie, quoi...

Je crois que je n'ai pu en sortir que par un travail, largement inconscient, de modification de ma logique relationnelle. Dix ans pour apprendre à privilégier encore plus l'instant, à garder en mémoire les trésors du passé sans attendre de l'avenir qu'il m'en offre à nouveau... tout en restant fondamentalement optimiste. Croire qu'un mieux est atteignable, et agir en ce sens, tout en acceptant par principe de ne pas y parvenir. Parce que je ne suis pas tout-puissant ! C'est, je crois, une application du fameux "lâcher-prise" qui consiste à accepter que mon pouvoir d'action sur toute chose soit limité. En matière relationnelle le passé est acquis, le présent se joue à chaque instant dans le jeu des actions-réactions, mais le pouvoir sur un avenir souhaité est extrêmement réduit. Au delà on entre dans le domaine de l'espérance, vaine par essence.

A l'instar de Comte-Sponville, je prône la désespérance. La non-attente, au profit de l'inattendu.

Bizarrement je constate [mais est-ce lié ?], que la non-attente semble engendrer une sorte d'insouciance face au temps qui passe. Mieux : une insouciance face à la perspective, sans échappatoire, de la mort. Dès lors, à quoi bon se hâter de vivre ? Je mourrai peut-être demain... et alors ?

 

 

IMGP3869

 

Sans espoir... et tellement réjouissant

 

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