Après l'émotion
Hier 700.000 personnes se sont rassemblées dans diverses villes de France. Aujourd'hui un rassemblement "historique" est prévu à Paris, avec la participation de pas moins qu'une cinquantaine de représentants officiels de pays étrangers. Dans d'autres grandes villes de nouveaux rassemblements auront lieu et on peut prédire qu'au total plus d'un million de personnes auront ainsi exprimé ensemble... *quelque chose*. Mais quoi, exactement ?
Les jours passent depuis l'évènement qui a suscité sidération, colère, tristesse. Quasi unanime au départ, l'émotion instantanée a rapidement montré des signes de dissention. Le "Je suis Charlie" initial, spontanément créé et repris en masse, a fait des émules : "Je ne suis pas Charlie", "Je suis juif", "Je suis policier". Chacun veut faire passer un message, ne pas être oublié, être traité sur un pied d'égalité. Là ou beaucoup se sentent solidaires, d'autres entendent se distinguer. Je crains fort que dans les tout prochains jours les fissures qui déjà sont apparues dans la belle unité de façade ne s'ouvrent en béances.
Mais pour l'heure l'unité prévaut encore : politiquement et confessionnellement, nationalement et internationalement.
Pour moi la question s'est posée : vais-je me joindre au rassemblement d'une des grandes villes proches... ou pas ? Ayant déja participé à un modeste rassemblement au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, la question du sens se pose pour une éventuelle réitération. Qu'aurais-je envie d'exprimer en me joignant à un mouvement encore plus grand ? Quel est le sens de ces rassemblements géants ? Que cherchent-ils à exprimer, à démontrer, à affirmer, à honorer ? Contre qui ? Pour quoi ?
Autant jeudi dernier je ressentais le besoin de m'associer aux autres, autant en ce dimanche ce besoin est absent. Je ne suis plus dans l'émotion "physique". Ma présence ne peut donc répondre qu'à un engagement réfléchi, appuyé sur des idées ou des principes forts. Il ne suffit pas d'être ensemble pour que ça ait un sens.
Qu'aurais-je envie d'exprimer en me rendant à un de ces rassemblement ?
D'abord mon attachement à la liberté d'expression, dont Charlie Hebdo était le provoquant symbole. Pourtant certains des survivants de Charlie ne l'entendent pas ainsi, refusant cette symbolisation. Il est cependant évident que le symbole les dépasse, allant au delà de ce journal. Il ne s'agit pas seulement de l'assassinat groupé de dessinateurs d'un journal, mais de ce que cet acte représente. Le fait que ces dessinateurs étaient connus depuis longtemps n'a fait que donner une forte teneur émotionnelle à l'évènement, déclenchant une réaction massive. Charlie hebdo est en quelque sorte dépossédé de ce qu'il était en réalité : un journal provocateur et iconoclaste à l'esprit souvent potache.
Au delà de mon attachement à la liberté d'expression, c'est bien sûr la liberté de penser et même la liberté tout court que j'ai envie de "défendre". C'est donc contre ceux qui voudraient la restreindre que je pourrais manifester. Sauf que ces rassemblements n'auront aucun impact sur les plus radicaux d'entre eux, si ce n'est de leur montrer à quel point ils ont acquis un pouvoir de nuisance sur ceux qu'ils exècrent. Mais l'ampleur de la manifestation peut peut-être faire réfléchir ceux qui, se sentant exclus de la société, auraient la tentation de s'orienter vers des actions violentes ? On peut rêver...
Et puis il y a la question de la laïcité, de la démocratie, de la république... des notions que j'utilise assez peu, considérant, sans doute avec un peu trop d'insouciance, qu'elles sont solidement acquises. Oui, pour montrer mon attachement à tout cela je pourrais aller me joindre à une grande marche d"Union nationale". Et pourtant je n'y crois pas vraiment. Je ne crois pas que c'est à ce niveau que les choses changeront. Une fois rentré de la manif, il en restera quoi ? Je crois beaucoup plus à un travail au quotidien, sur la durée. Un travail de fourmi consistant à prendre davantage la parole pour contrer ceux qui, par approximations et simplification, utilisant un "bon sens" aux relents populistes, contribuent à semer des graines de discorde et d'exclusion. Je préfère agir pour le "vivre ensemble", à ma mesure, que simplement "être ensemble" ponctuellement. Même si je me réjouis de voir cette mobilisation qui, déjà, à montré qu'elle était considérable et reproduite en divers lieux de la planète. J'ai été ému par cette solidarité lointaine qui, à mon étonnement, a un peu pansé une blessure dont je n'avais pas conscience.
Mais moi, que pourrais-je faire tout seul dans une foule immense d'anonymes ?
Ajout du 14 janvier :
- "Je n'ai pas réussi à être Charlie" (Soluto)