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Alter et ego (Carnet)
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9 juin 2015

Le goût de la liberté

Un long toit sombre, d'épais murs de pierre avec peu d'ouvertures, le mur pignon recouvert de lauzes posées en escalier. Voilà l'ancienne ferme du Vercors, immuable et sobre. En ce début d'été elle émerge d'une prairie constellée de fleurs sauvages. Plus loin les sombres forêts de conifères couvrent les pentes. Au-delà se dessinent les rochers, les falaises, le ciel. Bleu, ce jour-là. Quelques volontaires se sont donné rendez-vous pour un week-end de jardinage. La crainte d'un envahissement de la propriété familiale par l'exubérance herbacée a offert une occasion de retrouvailles et sept d'entre nous ont répondu présent pour couper l'herbe (et les fleurs sauvages, hélas). 

J'arrive en début d'après-midi. Mon frère, arrivé la veille, nous quitte peu après : il a un rendez-vous dans la soirée. « Avec une femme » précise-t-il. Ah... me dis-je intérieurement, blasé. Depuis l'éclatement de son couple il multiplie les rencontres féminines avec gourmandise, oscillant entre exaltation et désillusions. Peu enclin à la discrétion il lui arrive, un peu trop souvent à mon goût, de raconter ses exploits dans les moindres détails, bousculant sans vergogne les repères de ses interlocuteurs. Cette fois il se contentera de montrer, sur son smartphone, la photo de sa nouvelle dulcinée. Elle semble plutôt séduisante, si j'en juge aux commentaires. Lui, avec désinvolture, se dit amoureux. Des allusions fusent, taquines et rassurées : il n'est plus seul ! Sans rien dire, j'observe le petit manège du retour à la normalité.

Aussitôt après son départ ma soeur nous glisse, visiblement envieuse, "on en rêve tous, de tomber amoureux". Là, j'ai mon mot à dire.

- Pas forcément tous, lui répond-je.

- Ah bon ? Tu en connais beaucoup des gens qui ne voudraient pas tomber amoureux ?

Je lève lentement le doigt : « moi... »

Étonnement. Pourtant je n'en fais pas mystère.

- Ça ne me tente pas.

- Mais... quand même, c'est vachement bon ! Et tant pis si on doit en souffrir après.

Je n'ai pas alimenté l'ébauche de discussion, car si j'étale relativement aisément mes états d'âme devant des inconnus du net, il n'en va pas de même avec mes proches, surtout quand ils sont en nombre. La discrétion a ma préférence. Un peu plus tard ma soeur chercha donc à en savoir davantage, mais toujours devant d'autres membres de la famille, ce qui limitait sérieusement mes capacités à aller plus loin... 

- Alors, comme ça tu n'as pas envie d'être amoureux ?

- Ben non, vraiment pas... Mais je n'y suis pas fermé, hein : si cela devait arriver je ne le refuserais pas.

- Il est vrai qu'une de mes copines dit la même chose que toi.

Beau-frère intervient : les gens qui disent que ça ne les attire pas se mentent à eux-même...

Je n'ai pas surenchéri. Les idées toutes faites m'agacent. Je n'avais pas envie de développer et n'ai rien à défendre.

Par contre j'ai remarqué en mon for intérieur que ma déclaration concordait parfaitement avec ce que j'avais répondu quelques jours plus tôt, ici même, dans un commentaire. Au sujet d'une éventuelle soif d'amour j'ai écrit: « c'est une soif que, autant que je sache, je ne connais pas ! À l'instar des plantes du désert mes besoins de ce breuvage semblent être ascétiques. J'en serais presque étonné si je ne m'étais pas habitué à cette situation de sobriété. Mais cela ne préjuge en rien de l'avenir : tout cela (re)viendra peut-être un jour et le désert refleurira. Ou pas :) »

Depuis, mon étonnement s'est mué en interrogation : alors que je parle de ma "faim" de rencontres je n'aurais pas "soif" d'amour ? N'y aurait-il pas là quelque contradiction ?  Au delà du choix des métaphores nourricières et abreuvantes, je dois bien reconnaître que je ne suis pas tout à fait clair. S'il est vrai que l'amour-amoureux ne me tente pas, je garde néanmoins le souvenir radieux de quelques épisodes de bonheur intense et l'idée d'en revivre est loin de me rebuter. Dès lors mon manque d'appétit en la matière est un peu surprenant, si ce n'est suspect. Cependant, autant que je puisse en avoir conscience, l'idée de m'aventurer de nouveau sur ces terrains-là ne m'attire pas. Enfin si mais... disons plutôt que certains aspects rendent l'idée peu attirante. Je pense en particulier à ce que "l'amour" peut avoir d'aliénant : perte de liberté, dépendance, attentes, exigences... Pouah, quelle horreur ! Oui, je sais, l'amour ce n'est pas ça... mais parfois ça y ressemble fort.

Comme pour me rappeller ces dérives un de mes collègues, récemment divorcé, exprimait dans le relâchement de fin de journée ses inquiétudes au sujet d'une "nouvelle femme" entrée depuis peu dans sa vie. Amoureuse, elle commençait à se montrer exigeante, inquisitrice, limitante et cela le tracassait. Il sentait sa liberté lui filer entre les doigts et le poids des discussions compliquées se faisait déjà sentir. Entre le retour à une solitude qui lui est pesante et "l'engagement" dans une relation sous contrôle serré, je l'ai senti très hésitant. Il a fini par dire qu'il envisageait déjà d'y mettre un terme et que si ça devait s'arrêter, il valait mieux que ce soit au plus tôt, avant qu'il ne s'attache trop. Et ce grand gaillard bourru d'évoquer sa sensibilité aux tourments du coeur...

Comment peut-on avoir envie d'aller vers ça ? Comment peut-on admettre l'idée de se voir contraint, orienté, canalisé, obligé d'adopter un mode de vie qui n'est pas le nôtre ? Comment peut-on ainsi renoncer à soi ? Pour "être à deux" ? Non merci ! D'accord pour l'attirance amoureuse si elle apporte bonheur, plaisir, ouverture, mais pas si s'y introduisent tourments, douleurs et complications ! Je préfère en rester à des attirances réciproques subtiles, à laisser s'exercer la séduction naturelle qui rapproche les semblables, à vivre des parenthèses de partage sensible, à rêvasser de rapprochements hypothétiques, de complicités particulières, d'affinités prometteuses. Je préfère laisser les possibles ouverts plutôt que de me cogner aux murs d'une réalité décevante.

Alors oui, il m'arrive d'avoir faim de belles rencontres et de doux moments partagés, mais non, je n'ai pas soif de cet "amour" dont les complications pourraient bien raviver le goût amer de la déception.

J'aime trop celui de la liberté :)

 

DSC01922Ferme du Vercors

 

 

[PS. Billet dont la publication me paraît nécessaire, bien qu'elle me soit inconfortable]

Commentaires
N
Bonjour Pierre,<br /> <br /> Je plaisantais sur le livre à écrire,..Ton Blog est enrichissant et je suis d'accord avec toi c'est épuisant d'équilibrer la balance ; mais bon, je trouve du réconfort à ma façon. Quand je parle solitude c'est peut-être " ma" vision de quelqu'un qui entre dans sa bulle, pour un moment.
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N
Pierre,<br /> <br /> tes besoins existentiels.. C'est TOI avec TOI et ton besoin de solitude..Je te lis depuis longtemps. Ta solitude à toi tu en as besoin..ma différence avec toi, j'ai refusé une solitude imposée
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N
Pierre,<br /> <br /> De temps en temps, je viens sur ton blog, j'ai du plaisir à lire tes billets avec tes mots sortis du dictionnaire qui enrichissent mon vocabulaire.. mais, tu devrais écrire un livre avec ce titre "COMMENT DEVENIR MOI" ou " ETRE MOI
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N
ET me voila, entre vous 2 Alain et Toi, bien sur tous les 2 vous avez raison. Qui porte l'autre en Amour qui équilibre le plateau de balance ? a chacun son tour.. mais quand c est toujours le même qui équilibre la balance Pierre ? dans le respect de ton indépendance ??? ou est ton Amour ?? d accord avec Alainx
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L
J'ai envie de publier ce texte de Christiane Singer, parce qu'il me touche beaucoup. Mais je peux dire aussi, en ayant beaucoup travaillé sur moi-même, ainsi que mon compagnon, que c'est loin d'être évident, et qu'en ce moment, ce n'est pas du tout évident... J'ai du mal à comprendre pourquoi nous vivons une régression, mais cela nous amène à nous interroger encore une fois sur nous-mêmes et sur le couple aussi. <br /> <br /> <br /> <br /> "Impossible de prendre les commandes de ta vie, de m’immiscer entre toi et ta peau, de glisser mon doigt entre ton écorce et ton aubier. Je ne peux que t’assurer de ma loyauté – ne jamais laisser tarir le dialogue entre nous, le raviver de neuf chaque jour. Mieux encore : je ne peux que respecter l’espace dont tu as besoin pour grandir. Te mettre à l’abri de ma trop grande sollicitude, de tout envahissement de ces rhizomes souterrains que sont les discrètes et indiscrètes manipulations de l’amour. “Veuillez, Monsieur, ne pas nous imposer une forme de bonheur qui n’est pas la nôtre.” Cette prière, qu’adressait un pacha d’Algérie à quelque gouverneur des colonies à la fin du siècle passé, résonne loin.<br /> <br /> <br /> <br /> Jamais, quoi que je fasse, je ne serai celui ou celle qui mâche ton pain, boit ton eau, jamais je ne respirerai pour toi. Jamais ta peau ne m’invitera à m’y glisser. Jamais je ne tisserai pour toi les fils de tes rêves ni de tes pensées. Et comme tu étais seul à ta naissance, tu seras seul devant ta mort et seul, mille fois, dans les nuits d’insomnie quand un chien aboie au loin ou quand une voix que tu es seul à entendre t’appelle. Vouloir me perdre en toi, me jeter en toi, corps et biens, avec tous mes meubles et mes trésors. T’envahir. Te combler. Te faire gardien de mes propriétés ! Il n’est pire cruauté.Car tu as une vocation, unique, une œuvre à mener à bien.Toi-même.<br /> <br /> <br /> <br /> Et pour cela, il te faut tout l’espace qui est en toi."
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2
Si cela venait, j'aurais beaucoup de mal à résister mais je le sais aujourd'hui mon pire ennemi n'est pas l'Autre. Ce n'est pas lui qui me fait m'emballer comme une demeurée au moindre battement de coeur, ni lui qui me fait mal quand j'ai mal d'aimer. L'inconvénient, c'est qu'il est plus facile de se séparer de l'autre que de...soi! <br /> <br /> Oui, l'état amoureux est délicieux,oui, j'y ai connu de très grandes joies et de somptueux plaisirs! Mais si ma tête parvient à m'emmener là où je veux me rendre, il n'aura plus la moindre place dans ma vie. Et c'est très bien ainsi! <br /> <br /> Je n'ai jamais eu le sentiment d'être restreinte ni aliénée dans ma vie de couple. J'ai été heureuse, ravie de construire pierre à pierre un modèle dont je ne suis pas bien sûre aujourd'hui qu'il me convenait. Le manque de liberté ne m'a jamais pesé, car la liberté, je ne sais pas très bien ce que c'est. Je faisais de toute façon ce que je voulais mais, étant bien là où j'étais, n'avais pas de désirs ailleurs.<br /> <br /> Pourtant aujourd'hui où je commence à apprécier ma solitude, je me laisse surprendre par de petits "haut-le-coeur" de vie qui n'engagent que moi et me font trépigner d'impatience devant tous ces possibles!
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A
Moi aussi j'aurais levé le doigt !!<br /> <br /> pas envie de "tomber amoureux" !<br /> <br /> On c'est bien que le sentiment amoureux est destiné à s'éteindre.<br /> <br /> En revanche, l'amour, qui est bien autre chose, ça, vaut la peine d'être vécu et approfondi tout au long d'une vie…<br /> <br /> Surtout si on y trouve un véritable chemin de liberté personnelle. <br /> <br /> En particulier lorsque la soif d'amour se transmute en source qui abreuve l'autre et soi-même.<br /> <br /> J'ai cette image assez puérile (désolé !) de la chenille recroquevillée sur elle-même, et qui de l'intérieur se transforme en papillon libre ...<br /> <br /> Mais il est vrai, qu'il y a de moins moins en moins de papillons.
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C
Comme beaucoup sur ce blog, rajoutées les réflexions de Pierre, je réfléchis bcp à l'amour, le couple...<br /> <br /> Et voici ce qui m'est venue en te lisant : je crois que nous avons tous "soif" d'amour, sauf qu'à mon sens, l'amour peut prendre mille formes : l'amour-amour, l'amour-amitié, l'amour-relation, l'amour-famille, l'amour-du-net.... mille formes mais qui sont toutes pour moi de l'amour sous de multiples variantes. Et dans ce sens, je crois que nous en avons tous besoins, filtré au travers de nos désirs (oui, Pierre, on ne peut l'exclure...), nos envies, nos expériences...<br /> <br /> Et chacun fait au mieux en fonction de tout cela....<br /> <br /> <br /> <br /> Concernant la relation de couple, en écoutant les copines, les amies, je crois que souvent -attention, je ne généralise pas !- les femmes ont énormément d'être rassurées = je suis d'accord avec Cloudy, avec nos désillusions, nous avons encore plus besoin de sentir l'homme présent dans ses émotions : pour moi, ça ne veut pas dire d'être collés tout le temps mais ça signifie sentir, éprouver dans le regard, dans les mots, dans les attentions, dans la présence de l'autre que je suis un peu spéciale dans sa vie, en ce moment.<br /> <br /> Je dis souvent que je ne veux plus me marier, je ne veux/peux plus avoir d'enfant, je ne veux même pas vivre avec un homme. Mais en contrepartie, j'ai besoin de sentir que je suis "quelqu'un" dans sa vie, que je compte un peu, même si nous savons bien que cela peut être temporaire... ou pas !<br /> <br /> Une fois rassurée sur ce lien, sur ce que je vis, j'accepte sans problème que l'homme vive sa vie, en toute liberté, en toute indépendance... et même je l'y pousse ....<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne me lasse pas de répéter que ce lieu est formidable pour la possibilité qu'il nous offre, pour la richesse des échanges et plus important encore, pour le respect de chacun.... 3 cadeaux, fort rares de nos jours ! ! <br /> <br /> Merci Pierre ! !<br /> <br /> Cath
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C
Je m'interroge...<br /> <br /> En effet, il m'arrive d'être cette personne "exigeante, inquisitrice, limitante" aussi.<br /> <br /> Parce que mon chemin amoureux a été parsemé de nombreuses désillusions, souffrances...<br /> <br /> Mais mon mari "me cadre". C'est un peu extrême écrit comme cela mais il m'apprend à avoir confiance. En moi, en lui, en nous. J'ai beaucoup avancé depuis que nous sommes ensemble (mais il faudrait lui demander son avis).<br /> <br /> J'ai le sentiment que nous grandissons et devenons plus libres alors même que nous sommes mariés depuis peu.
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S
petit tamis supplémentaire :<br /> <br /> le "couple" n'est pas systématiquement synonyme d'amour <br /> <br /> et l'amour n'est pas non plus systématiquement défini par une imagerie de couple
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