Le goût de la liberté
Un long toit sombre, d'épais murs de pierre avec peu d'ouvertures, le mur pignon recouvert de lauzes posées en escalier. Voilà l'ancienne ferme du Vercors, immuable et sobre. En ce début d'été elle émerge d'une prairie constellée de fleurs sauvages. Plus loin les sombres forêts de conifères couvrent les pentes. Au-delà se dessinent les rochers, les falaises, le ciel. Bleu, ce jour-là. Quelques volontaires se sont donné rendez-vous pour un week-end de jardinage. La crainte d'un envahissement de la propriété familiale par l'exubérance herbacée a offert une occasion de retrouvailles et sept d'entre nous ont répondu présent pour couper l'herbe (et les fleurs sauvages, hélas).
J'arrive en début d'après-midi. Mon frère, arrivé la veille, nous quitte peu après : il a un rendez-vous dans la soirée. « Avec une femme » précise-t-il. Ah... me dis-je intérieurement, blasé. Depuis l'éclatement de son couple il multiplie les rencontres féminines avec gourmandise, oscillant entre exaltation et désillusions. Peu enclin à la discrétion il lui arrive, un peu trop souvent à mon goût, de raconter ses exploits dans les moindres détails, bousculant sans vergogne les repères de ses interlocuteurs. Cette fois il se contentera de montrer, sur son smartphone, la photo de sa nouvelle dulcinée. Elle semble plutôt séduisante, si j'en juge aux commentaires. Lui, avec désinvolture, se dit amoureux. Des allusions fusent, taquines et rassurées : il n'est plus seul ! Sans rien dire, j'observe le petit manège du retour à la normalité.
Aussitôt après son départ ma soeur nous glisse, visiblement envieuse, "on en rêve tous, de tomber amoureux". Là, j'ai mon mot à dire.
- Pas forcément tous, lui répond-je.
- Ah bon ? Tu en connais beaucoup des gens qui ne voudraient pas tomber amoureux ?
Je lève lentement le doigt : « moi... »
Étonnement. Pourtant je n'en fais pas mystère.
- Ça ne me tente pas.
- Mais... quand même, c'est vachement bon ! Et tant pis si on doit en souffrir après.
Je n'ai pas alimenté l'ébauche de discussion, car si j'étale relativement aisément mes états d'âme devant des inconnus du net, il n'en va pas de même avec mes proches, surtout quand ils sont en nombre. La discrétion a ma préférence. Un peu plus tard ma soeur chercha donc à en savoir davantage, mais toujours devant d'autres membres de la famille, ce qui limitait sérieusement mes capacités à aller plus loin...
- Alors, comme ça tu n'as pas envie d'être amoureux ?
- Ben non, vraiment pas... Mais je n'y suis pas fermé, hein : si cela devait arriver je ne le refuserais pas.
- Il est vrai qu'une de mes copines dit la même chose que toi.
Beau-frère intervient : les gens qui disent que ça ne les attire pas se mentent à eux-même...
Je n'ai pas surenchéri. Les idées toutes faites m'agacent. Je n'avais pas envie de développer et n'ai rien à défendre.
Par contre j'ai remarqué en mon for intérieur que ma déclaration concordait parfaitement avec ce que j'avais répondu quelques jours plus tôt, ici même, dans un commentaire. Au sujet d'une éventuelle soif d'amour j'ai écrit: « c'est une soif que, autant que je sache, je ne connais pas ! À l'instar des plantes du désert mes besoins de ce breuvage semblent être ascétiques. J'en serais presque étonné si je ne m'étais pas habitué à cette situation de sobriété. Mais cela ne préjuge en rien de l'avenir : tout cela (re)viendra peut-être un jour et le désert refleurira. Ou pas :) »
Depuis, mon étonnement s'est mué en interrogation : alors que je parle de ma "faim" de rencontres je n'aurais pas "soif" d'amour ? N'y aurait-il pas là quelque contradiction ? Au delà du choix des métaphores nourricières et abreuvantes, je dois bien reconnaître que je ne suis pas tout à fait clair. S'il est vrai que l'amour-amoureux ne me tente pas, je garde néanmoins le souvenir radieux de quelques épisodes de bonheur intense et l'idée d'en revivre est loin de me rebuter. Dès lors mon manque d'appétit en la matière est un peu surprenant, si ce n'est suspect. Cependant, autant que je puisse en avoir conscience, l'idée de m'aventurer de nouveau sur ces terrains-là ne m'attire pas. Enfin si mais... disons plutôt que certains aspects rendent l'idée peu attirante. Je pense en particulier à ce que "l'amour" peut avoir d'aliénant : perte de liberté, dépendance, attentes, exigences... Pouah, quelle horreur ! Oui, je sais, l'amour ce n'est pas ça... mais parfois ça y ressemble fort.
Comme pour me rappeller ces dérives un de mes collègues, récemment divorcé, exprimait dans le relâchement de fin de journée ses inquiétudes au sujet d'une "nouvelle femme" entrée depuis peu dans sa vie. Amoureuse, elle commençait à se montrer exigeante, inquisitrice, limitante et cela le tracassait. Il sentait sa liberté lui filer entre les doigts et le poids des discussions compliquées se faisait déjà sentir. Entre le retour à une solitude qui lui est pesante et "l'engagement" dans une relation sous contrôle serré, je l'ai senti très hésitant. Il a fini par dire qu'il envisageait déjà d'y mettre un terme et que si ça devait s'arrêter, il valait mieux que ce soit au plus tôt, avant qu'il ne s'attache trop. Et ce grand gaillard bourru d'évoquer sa sensibilité aux tourments du coeur...
Comment peut-on avoir envie d'aller vers ça ? Comment peut-on admettre l'idée de se voir contraint, orienté, canalisé, obligé d'adopter un mode de vie qui n'est pas le nôtre ? Comment peut-on ainsi renoncer à soi ? Pour "être à deux" ? Non merci ! D'accord pour l'attirance amoureuse si elle apporte bonheur, plaisir, ouverture, mais pas si s'y introduisent tourments, douleurs et complications ! Je préfère en rester à des attirances réciproques subtiles, à laisser s'exercer la séduction naturelle qui rapproche les semblables, à vivre des parenthèses de partage sensible, à rêvasser de rapprochements hypothétiques, de complicités particulières, d'affinités prometteuses. Je préfère laisser les possibles ouverts plutôt que de me cogner aux murs d'une réalité décevante.
Alors oui, il m'arrive d'avoir faim de belles rencontres et de doux moments partagés, mais non, je n'ai pas soif de cet "amour" dont les complications pourraient bien raviver le goût amer de la déception.
J'aime trop celui de la liberté :)
[PS. Billet dont la publication me paraît nécessaire, bien qu'elle me soit inconfortable]