Farouche liberté
Mes parents vieillissent. Ils ont atteint l'âge qui fait que chaque année supplémentaire s'accompagne de divers désagréments. C'est surtout vrai pour ma mère. Aucune invalidité mais des régressions qui, quoique sans à-coups, sont tout de même suffisamment rapides pour être remarquées sans doute possible. Ces dernières années le diamètre d'exploration de leurs voyages s'est donc considérablement réduit et je me demande s'ils sortiront encore un jour de France. Dans des pays limitrophes, peut-être ? Entre le stress de l'un et les craintes de l'autre, partir quelques jours représente pour eux toute une expédition, comparable à trois mois au bout du monde pour une personne pleinement valide. Mon père aimerait bien, mais ma mère ne peut plus suivre...
Autour d'eux l'inexorable hécatombe a pris son rythme de croisière : maladies invalidantes, dégénératives, décès. Les rencontres entre amis égrainent la litanie des décrépitudes, plombant le moral de ceux qui n'ont pas à s'en plaindre. Mais il est certain que, parmi famille et amis, l'entourage de mes parents s'amenuise. Par chance leur nombreuse descendance les raccroche à la vie, avec la joyeuse exubérance des jeunes générations, volontiers taquine et iconoclaste. Cette jeunesse en épanouissement continu est le contrepoint heureux de l'issue fatale qui approche.
Aussi, quand ils m'ont proposé de les rejoindre au bord de la Méditerranée, j'ai accepté avec plaisir : pour eux nous sommes la vie ! Et tout grand-père que je sois devenu, je reste à leurs yeux une incarnation de la plénitude vitale.
Je crois que j'avais envie d'encourager mes parents dans leur mini excursion aux allures de grand voyage. Ma présence leur a comme insufflé une énergie : alors qu'ils n'avaient guère bougé depuis une semaine, ils se sont montrés volontaires pour visiter la ville voisine. J'ai été leur chauffeur, autorisant une sortie sans stress dans la rapidité urbaine. Nous avons arpenté les vieilles rues de la ville, jusqu'au quai. Là, alors que nous déambulions au rythme de leur âge, nous avons vu un bateau prêt à partir pour la ville voisine. Avec un surprenant empressement mon père avisa l'heure du prochain départ : sous deux minutes. Aussitôt le voila proposant cette excursion maritime et, sans vraiment savoir où nous allions, il prit trois billets ! Départ illico presto ! Le temps de monter dans le bateau et les amarres sont larguées. Ravi, mon père s'autorisait une petite fantaisie. Il y avait quelque chose d'enfantin dans ce geste totalement imprévu. Une réjouissante spontanéité ! Je suis certain qu'il ne l'aurait pas fait sans ma présence, rassurante à ce moment-là.
La traversée n'a pas été longue, mais avait presque une allure de croisière. La rade s'éloignant, l'eau éclaboussait sous l'étrave, le vent apportait les effluves marines. Sentant un souffle de liberté dans les esprits, je leur proposai, folle audace, de prendre le temps d'un restaurant plutôt qu'un retour hâtif dans le petit appartement qu'ils occupaient. Ils ont accepté sans aucune réticence. Arrivée dans le petit port, une promenade dans les rues avec déambulations dans un authentique marché provencal. Mon père était visiblement heureux. Et moi pleinement aussi, de le voir détendu grâce à ce périple accessible.
Ils m'ont abondamment remercié pour ce moment de liberté avec eux et les deux jours passés en leur compagnie.
C'est seul que j'ai terminé mon long week-end, arpentant un de ces lieux encore à peu près sauvages que recèle le littoral varois. Randonnant sur les falaises ventées et les escapements rocheux, j'ai alors songé à ce que j'écrivais ici dans mon précédent billet, autour de l'amour et de la liberté. Avide de cette dernière et, pour cela, peu désireux de retrouver l'état amoureux [quoique...], j'ai compris ce qui, dans cette étrange antinomie, me turlupinait : finalement, plutôt que l'état amoureux, n'est-ce pas l'état de bonheur que beaucoup recherchent ? L'état amoureux est un moyen, certes particulièrement puissant, mais temporaire, de le trouver. Et si la liberté solitaire m'est si précieuse, c'est parce qu'elle me permet d'atteindre, elle aussi, un bonheur profond. À la différence près que je le sais lié aux circonstance du moment : il est de l'instant. Alors que l'état amoureux, tout auréolé qu'il est de mythes et fariboles complaisamment entretenus, laisse croire qu'il peut durer en se transformant en cette mystérieuse et insaisissable alchimie qu'on nomme "amour" [et pourquoi pas "éternel", tant qu'on y est...]
Alors je me dis que si je parviens à distinguer entre les différentes sources qui me rendent heureux, peut-être pourrais-je savourer avec un égal plaisir ce que je vis seul et libre et ce que je peux vivre dans le partage... tant qu'il reste placé sous le signe de la liberté. Car la clé, dans tout ça, c'est bien la sensation de liberté.
Présente dans la solitude, comment ne pas l'effaroucher en présence d'autrui ?
Presqu'ile de Giens