De marbre
Je vais vous raconter une histoire...
Mme Rousse réside dans le même village que moi. Elle a l'oeil vif et pétillant, la voix et le visage expressifs, et paraît à la fois calme et déterminée. Je ne la connais que depuis un peu plus d'un an, lorsque nous nous sommes présentés sur la même liste électorale au suffrage de nos concitoyens [oui, c'est prosaïque...]. J'ai rapidement remarqué sa façon de parler avec passion de culture dans un village ou ce terme s'applique plus couramment aux champs de maïs qu'au chant lyrique ou à tout autre art. Désormais élus, nous nous rencontrons régulièrement... lors des conseils municipaux. Un lieu pas particulièrement dévolu aux échanges privés, vous en conviendrez. C'est cependant à l'issue de l'un d'eux qu'elle est venue vers moi, il y a quelques temps, pour partager ses impressions et discuter sous une approche plus personnelle. J'ai volontiers accepté, saisissant cette occasion d'aller un peu plus loin dans la connaissance mutuelle.
Il y a deux mois elle a franchi un pas en me proposant de passer chez elle boire un café pour disposer de davantage de temps. Pourquoi pas ? Plusieurs fois reportée l'invitation s'est finalement transformée en déjeuner au cours duquel nous avons parlé [enfin... elle , surtout] d'un peu de tout, de l'anecdotique au plus personnel, de nos loisirs, de nos passions, de nos ex-couples respectifs. Ce fut sympathique et cordial. Pas forcément à la hauteur de ce que j'aime partager mais pas désagréable. Par contre j'ai senti qu'elle était contente, elle qui ne connaît encore pas grand monde sur le secteur. Mais bon, je n'imaginais pas vraiment de suite...
Récemment, parce qu'elle avait compris de nos discussions que j'aime la randonnée en montagne et que nous avions constaté apprécier une même région, elle m'a proposé d'y aller ensemble pour un week-end prolongé. Euh... cette fois j'ai senti que ça grincait un peu interieurement : partir ensemble ça veut dire être amenés à se cotoyer longtemps, à faire un long trajet, et même à dormir quelque part ! Je me suis questionné sur la nature de ses attentes. Faudrait pas que... oh et puis après tout, n'était-ce pas une belle occasion de mettre en pratique mon aspiration à la rencontre ? Par ailleurs le lieu proposé, dans les Alpes du Sud, me plaisait. Avide de liberté et dégagé des obligations fidélitaires, je n'avais donc aucune raison légitime de refuser. Certes l'attrait que je ressens envers cette femme n'est pas irrésistible mais je pensais que nous pourrions éventuellement avoir de belles discussions et mieux nous connaître. J'ai donc accepté. Avec, quand même, quelques craintes par rapport a un probable flot de paroles [et - gloups - le risque de promiscuité nocturne].
Le trajet s'est déroulé comme je le pressentais : un débit soutenu de paroles, papillonnant entre profusion de superficiel et ébauches de réflexions intéressantes mais non poussées. Je n'ai pas senti d'aspiration à aller plus loin, pas trouvé de fil à tirer. Les sujets s'enchainaient de façon disparate, sans laisser beaucoup d'espace. Un paysage magnifique défilait sous nous nos yeux sans qu'elle ne s'y attarde, alors qu'un peu de silence admiratif, voire complice, n'aurait pas nui. Les trois-quarts du temps de parole furent pour elle, le reste pour moi. Un peu envahissante, la volubile Mme Rousse ! Mais je suis d'une patience de bonze et me disais qu'une fois à destination les circonstances allaient probablement être plus propices à une conversation comme je les aime.
En arrivant au gîte, où avaient été réservées des chambres type dortoir, la gérante nous annonce qu'un groupe occupe déjà largement les lieux et nous propose, pour le même prix, un petit studio indépendant. C'est avantageux ! Sauf que... je pense immédiatement au risque majeur : qu'il n'y ait qu'un seul grand lit ! La gérante monte les escaliers, ouvre la porte du studio et, tandis qu'elle nous donne des explications sur l'hébergement, je cherche à voir derrière elle les conditions de couchage.
Deux lits ! Ouf ! Je respire... car toute sympathique que soit ma co-listière, j'aurais été quelque peu désappointé s'il avait fallu partager la même couche. Je ne rechigne absolument pas [euphémisme] à approcher au plus près un corps féminin mais sans un minimum d'affinités, de proximité affective, de vibrations intimes et de connexions infimes, ça ne m'est tout simplement pas possible. Or cette situation n'existe pas avec Mme Rousse...
En fin de journée nous partons faire une mini randonnée de reconnaissance. Je marche à ses côtés mais le rythme est lent. La progression est trop souvent interrompue par de brefs arrêts pour des remarques et digression pas forcément en rapport avec les lieux. Cela perturbe un peu mes habitudes, qui consistent à me laisser aller à un contact "intime" et plutôt silencieux avec le paysage et ses ambiances. Je suis conciliant et m'adapte aisément mais je sens néanmoins poindre en moi un léger agacement...
Le soir le gîte-hôtel propose une grande tablée et nous voilà placés à côté d'un couple d'ardéchois retraités. Monsieur et madame Parlotte se mettent à discuter avec nous [enfin... surtout avec Mme Rousse...] de considérations météorologiques, balades à faire dans le coin, voyages antérieurs. Je ne goûte que très modérément à ce genre de bavardages passe-partout et reste plutôt en retrait. Ma compagne de randonnée, elle, semble trouver son compte dans cette conversation patchwork. Cette convivialité d'un soir m'est ennuyeuse mais, faute de solution de repli, je prends mon mal en patience en souriant poliment.
Dans notre chambre commune la conversation banale reprend avec Mme Rousse mais le sommeil me gagne rapidement [lien de vcause à effet ?]. Au moment de se coucher elle me fait une bise, geste affectif qui me surprend un peu. La première nuit passe. Un bref instant je m'éveille et pense « mais qu'est-ce que je fous là ? »
Le lendemain une bonne marche nous attend. L'air est lumineux, le soleil éclatant, les mélèzes tendrement verts. Cette fois je prends mon rythme dès le départ et me retrouve rapidement seul, loin devant ma comparse. J'ai besoin de retrouver une respiration solitaire et une relation directe au lieu, aux éléments, et surtout au silence ! Je me contente d'attendre de loin en loin celle qui me suit. Finalement je trouve l'équilibre qui me convient, entre présence et solitude. J'ai compris que nos temps d'échange resteraient dans une relative superficialité et m'en accomode bien.
Le soir, retour au gîte ou nous retrouvons nos "amis" ardéchois de la veille. Encore une fois je fais bonne figure, participe vaguement, mais m'ennuierai ferme si je ne savais me satisfaire d'observer les gens. Et puis le cadre est agréable, l'ambiance conviviale; tout cela me distrait.
Au moment de se coucher, comme la veille, Mme Rousse me fait une bise. Dans un geste d'affection assez commun elle pose sa main sur mon épaule... mais la laisse glisser lentement sur mon bras, un peu trop longuement sur ma peau. Ouaps ! mon système d'alerte interne se déclenche illico : qu'est-ce que c'est que ça ?! Mon intuition me sussurre que ce geste pourrait bien être tendancieux. Je ne m'attarde pas et file dans mon lit, tous sens en éveil dans le noir.
J'ai du mal à m'endormir : qu'est-ce que tout cela signifie ? Jusque-là rien ne laissait présager un changement d'orientation pour ce week-end. Aucune proximité particulière, rien dans le registre intime, pas la moindre allusion à un rapprochement. Me ferais-je des idées ? Finalement le sommeil me gagne et mes pensées s'éteignent dans la nuit.
- Tu dors ?
[Aleeeeerte ! Branle-bas de combat, le scénario de cauchemar monte d'un cran].
- Euhhgm... gne dormais...
- Oh désolée.
- ...
- J'arrive pas à dormir. Est-ce que je peux venir à côté de toi ?
- [Hein ??! Naaaaaaan !!!] euh... oui... si tu veux.
Il fait noir, je la laisse s'asseoir sur le bord du lit. Silence total.
- Je crois que c'est la tisane au fenouil, elle me donne des palpitations.
- ...
- Est-ce que je peux me coucher à côté de toi ?
- [Alerte, alerte, wiuuuuwiuuuuwiuuuu !] Euh... ben... euh... si tu veux...
À cet instant je me propulse vers l'autre bord du lit, loin, le plus loin possible et dresse une barricade virtuelle. Surtout aucun contact ! Je m'accroche à l'image d'un slip blindé. Et là je me transforme en statue de pierre. Un bloc. Totalement immobile et silencieux. Quasiment en apnée. Les yeux grand ouverts dans le noir, peau et oreilles poussés à la sensibilité maximale, prêt à détecter le moindre mouvement. Si elle effleure un millimètre carré de ma peau, je fais quoi ? Je fais comment pour lui dire non ?
Dans cette position inerte je reste longtemps, très longtemps. Tellement que je m'ankylose. Il va falloir que je bouge. Un bras, une jambe. Léger bruit de draps. Et elle, elle fait quoi ? Elle ne dit rien. Pourquoi est-elle venue ? Peut-être est-elle en manque d'un corps d'homme ? Ou bien a t-elle simplement envie de sentir une présence rassurante ? Je me perds en conjectures... Le temps passe, sans que je puisse en évaluer la durée. Une demi-heure ? une heure ? Davantage encore ? Finalement je la sens se lever, sans savoir si elle s'est éloignée ou pas. Je finis par être certain qu'elle est partie et je peux enfin dormir.
Le lendemain matin elle m'explique que ses palpitations se sont calmées en se calant au rythme calme de ma respiration nocturne [si elle savait...]. Je fais comme si ce qui s'est passé n'avait rien de particulier. Et peut-être était-ce le cas ? Après tout peut-être me suis-je "fait des films" alors que Mme Rousse s'est simplement sentie suffisamment en confiance pour oser se glisser dans mon lit sans aucune autre attente que retrouver son calme ?
[Si quelques lectrices ont un avis sur cette attitude, ça m'intéresse].
Le retour du week-end s'est déroulée comme à l'aller : dans un sympathique flux de paroles, toujours entre l'anecdotique et des amorces de sujets potentiellement riches de développements mais laissés partir au fil du vent...
Nous nous sommes quittés tout à fait naturellement, amicalement, sans aucune allusion à ce moment singulier.
Hier soir elle n'était pas au conseil municipal.
Je crois que ma faim de rencontres présente quelques restrictions qui gagneraient à être précisées.
Montagnes du Briançonnais
Un cairn original, sur un site qui en regroupe une centaine