Limites floues
Quelle est la couleur dominante de ce blog ?
Plutôt vert ?
Plutôt bleu ?
Entre les deux ?
Faute de terme adéquat, en français, on associe généralement deux couleurs pour nommer cette teinte : bleu-vert (ou vert-bleu, selon la dominante). En anglais elle a un nom : Teal, qui se traduit par Sarcelle, un oiseau d'eau proche du canard. D'ailleurs on dit aussi "bleu canard"... et "vert canard" !
Sarcelle
[Photo : Le blog de Laurence]
Teal, dans les couleurs du web, c'est exactement la même quantité de vert que de bleu. Pile entre les deux. C'est wikipedia qui le dit...
Je n'ai pas choisi cette couleur par hasard : symboliquement elle représente "le mélange des deux", ou "l'entre-deux". J'avais envie de laisser une place à l'indéfinissable, et peut-être de mettre en évidence mes ambivalences, car c'est souvent dans ces zones d'hésitation que je me situe. Avez-vous remarqué qu'en bien des situations les concepts nets et tranchés ne laissent aucune chance aux nuances ou aux intermédiaires ? C'est l'un ou l'autre ! Un esprit cartésien réussit même l'exploit de déterminer sept couleurs fixes pour toute la palette de nuances d'un arc-en-ciel !
Or l'indéfinissable est riche de diversité, avec ses "presque", ses "un peu", ses "peut-être" et ses "pas tout à fait". Les dissemblances, surtout lorsqu'elles sont contigües, sont pour moi une inépuisable source de réflexion : qu'est-ce qui fait que ce serait plutôt de ce côté-ci ou de celui-là ? Je guette l'incertitude, qui favorise mon évolution. La recherche fine d'un juste équilibre demande rigueur et précision [si vous saviez le temps que je mets parfois à choisir mes mots...] et cela me plaît.
Mon père, dans ma jeunesse, me citait souvent Boileau : « Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Fort bien ! Mais... n'est-ce pas un peu court ? Car comment faire lorsque les mots clairs n'existent pas ? Comment nommer ce qui n'entre pas dans les cases que le langage crée ? Et pourquoi diable la langue française, parfois si riche en synonymes et nuances, a t-elle laissé des zones lacunaires ? Était-ce afin que les intermédiaires n'aient aucune place ? Ou bien, au contraire, n'y avait-il aucune raison d'en créer ?
Voila le genre de questions que je me pose quant il s'agit de distinguer, non pas ce qui serait anecdotiquement plutôt bleu ou vert mais... amour et amitié [oui, c'est LE sujet du moment...]. Radicalement différents, ces deux-là ? Pourtant ils étaient si proches, autrefois, que le vocabulaire qui leur est attaché est commun. Il n'y a qu'une seule façon de dire "je t'aime" - bien que l'amour-amoureux tende à se l'accaparer sans partage.
Comme à chaque fois que je me hasarde à évoquer le flou [dans mon esprit] de la limite qui séparerait l'amour de l'amitié, je constate que ça suscite de la discussion. Ainsi mon précédent billet à mis en évidence ce que je sais déjà : une nette scission est souvent préférée. On ne mélange pas amour et amitié ! Cela m'interpelle. Y aurait-il perception de quelque risque à voir ces registres affectifs se rapprocher trop ? Un risque que je mesurerais mal ? Ou bien est-ce moi qui ne serais pas très au clair quant à ma perception de l'amour, quand il n'est pas désir ardent et fusionnel de vie à deux ? Dans ce cas je ne serais pas le seul à être dans le flou puisqu'à l'évidence l'amour-amitié existe, et certainement beaucoup plus qu'on en parle. D'ailleurs, pour nommer ce mélange des deux - parce que nommer c'est faire exister - quelques-uns ont hasardé des mots-valises : amouritié, amiour, amimour, amoumitié, amireux, et même huamour [intéressante approche du regretté Psyblog]. Honnêtement, tout cela n'est pas vraiment convaincant...
Rappelons quand même qu'amour, amitié et amant dérivent du latin amare et qu'il n'est peut-être pas indispensable d'inventer des mots qui se marchent dessus.
Mais au delà de la distinction amour-amitié - dont a priori rien n'empêcherait qu'elle soit un continuum - je me demande si ce n'est pas un troisième élément qui, fondamentalement, poserait problème : leur rapport à la sexualité. En particulier par le lien que celle-ci entretien encore, dans notre culture actuelle, avec une conception idéalisée de l'amour romantique [et ce, même si chacun se défend d'y croire...]. Car s'il est admis que l'amitié est "une forme d'amour", il semble aller de soi que cette forme-là serait totalement exempte de rapport au corps. Comme si l'amitié était assimilé à une relation familiale, avec tous les tabous des rapports incestueux qui s'y rattachent. Dissocier totalement amitié et sexualité n'est-ce pas aussi se prémunir contre toute tentation homosexuelle ? L'amitié serait donc, par essence, chaste.
Soit !
Sauf que l'évolution des rapports sexués, depuis plusieurs décennies, a permis qu'hommes et femmes puissent devenir amis. Puissent se fréquenter librement, dialoguer, avoir des activités communes. Il n'est plus besoin d'être en couple pour s'approcher, il n'est même plus nécessaire de se désirer. Par le jeu des affinités, des connivences et des confidences, une intimité particulière peut apparaître. Et si l'amour ne fait pas systématiquement irruption, une grande proximité peut néanmoins se développer. C'est là qu'une relation forte peut parfois - parfois seulement - glisser vers ce qui pourrait paraître inconcevable : que des "amis" se laissent aller à une approche physique, voire, carrément, en arrivent à partager une intimité sexuelle ! Sans être amoureux !
Je sais que cela peut surprendre, perturber, et même heurter. En tout cas poser question...
Bon, on pourrait se dire que, après tout, chacun fait comme il l'entend et que cela ne nous regarde pas...
Oui mais quand même, ça intrigue. En tous cas ça m'intrigue.
D'où vient cette idée qu'amitié et sexualité seraient incompatibles ? De l'expérience ? Hum... je doute que chacun de ceux qui en parlent s'y soient essayé. D'ailleurs ce ne sont pas des témoignages d'échec qui viennent alimenter la réflexion, mais plus souvent des rappels de principes et de limites nettes. En face, par contre, il y a les témoignages de personnes qui s'en sont affranchies et semblent y trouver satisfaction, n'ayant apparemment rien perdu de la qualité d'amitié préexistante. Bonne nouvelle : la limite ne serait donc pas intangible ! Du moins pas pour tout le monde...
Il revient donc à chacun de placer ses limites là où il les souhaite ou les sent nécessaires, en les adaptant au contexte, à la relation, à la maturité de chacun. On peut même changer d'avis, explorer, faire des essais, puis revenir en arrière. Ouvrir puis fermer. Tâtonner. Car tout cela est mouvant, évolutif, et il ne saurait y avoir de règles universelles.
Oui, c'est ça : il n'y a pas de règle unique !
Il y a quelques années, parce que je ne l'avais pas fait plus jeune, j'ai eu besoin de de sentir ce qui m'était important et j'ai exploré un peu plus loin que la frontière. Juste pour trouver mes propres repères, ceux qui correspondaient à ce que je suis, ceux que j'allais me choisir. J'avais aussi besoin de savoir jusqu'à quel point je me sentais libre, en termes de rencontre. Certaines directions ne m'ont convenu que le temps de l'exploration, sans désir d'aller plus loin ni de réitérer. D'autres m'ont ouvert des portes. Je sais désormais que des possibilités d'amitié sexualisée existent et qu'elle ne mènent pas nécessairement à des impasses. Je sais aussi qu'elles restent des cas particuliers. Des exceptions, qui ne sont pas sans risques : le rapport à l'intimité des corps n'est pas anodin. Et puis ce n'est pas parce qu'une chose est possible qu'elle est à suivre...
Lit d'amis ?
(Image : Pinterest)
Je crois désormais, après avoir expérimenté différentes combinaisons des trois composantes, que ce qui m'importe le plus est la confiance qui les relie. Et parce que cette dernière est indissociable d'une liberté réciproque, souvent peu compatible avec les exigences d'exclusivité amoureuse et sexuelle, je choisis de privilégier l'amitié. Plurielle, variable et polymorphe.
Cet article, longuement élaboré depuis le 24 juillet, clôt la série commencée le 26 juin dernier avec "De marbre".