Traverser la Mongolie ou la Patagonie à pied c'est un exploit, assurément. Partir seul pendant trois semaines dans un pays occidental, ça n'a vraiment rien d'extraordinaire. Pourtant, avant mon départ, j'avais une légère appréhension : n'était-ce pas un peu ambitieux pour moi ? N'ayant jamais dépassé la quinzaine de jours dans un tel contexte, j'envisageais l'apparition inopportune de je ne sais quel syndrome de l'isolement en terres lointaines. Il n'en fut rien ! Je me suis régalé de bout en bout et pas un instant la solitude ne m'a pesé.
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Green Cove, Cap Breton Island, Nouvelle-Écosse
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Alors, me direz-vous, pourquoi insister autant sur le fait d'être seul ? Il est avéré depuis plusieurs années que cela me plaît. Je m'y sens bien. Sauf que cette perception réside probablement moins dans l'état de solitude que dans la sensation de liberté qui en découle. D'ailleurs j'aurais fort bien pu vivre dans le partage, avec un plaisir équivalent quoique d'une autre nature, mes exaltations instantanées comme mes pauses contemplatives. Qui sait, même, si elles n'auraient pas été plus fortes en certains lieux chargés d'intensité ? En outre j'aurais eu le plaisir de partager aussi les moments de convivialité que constituent repas et soirées, alors qu'ils peuvent être assez ternes dans la vie du nomade solitaire. Oui mais voilà : ce surcroît de plaisir ne peut exister qu'à la condition que je me sente suffisamment en confiance pour "être moi-même". C'est à dire aussi libre que lorsque je suis seul.
Personne ne m'en empêche, bien sûr ! Ma liberté d'être ne dépend que de moi. Elle n'est que celle que je veux bien m'accorder. Permanente lorsque je suis en solo, je la restreins dès que j'entre en contact avec autrui et que ma sensibilité pourrait être atteinte. Comme si je ne pouvais me sentir libre qu'en confiance. Là encore c'est moi qui, intuitivement, accorde ou pas ma confiance selon ce que je perçois, constate, ressens des attitudes d'autrui. Bien que sur mes gardes, je pense être spontanément confiant, laissant la porte entr'ouverte pour laisser l'autre m'approcher. Mais il est bien rare que ce soit moi qui le tente...
Mon goût pour la solitude masque donc probablement - sans grande efficacité - une crainte de la rencontre. Vigilant à l'égard de l'autre et de sa part d'inconnu, potentiellement vulnérante, je ne sais pas vraiment de quoi je me protège. Je reste relativement phobique en termes de sociabilité. Un peu étonné, j'en ai eu la confirmation durant mon voyage : finalement je préferais presque mes soirées en solo, sous tente ou dans d'anonymes motels, à celles passées en auberges de jeunesse ! Certes j'y croisais des gens, mais les interactions restaient des plus réduites. Quelques mots échangés, des ébauches de conversation, parfois quelques rires. Rien de vraiment significatif. Un peu parce que les circonstances n'offraient pas d'opportunités, et beaucoup parce que je ne cherchais pas à aller plus loin dans le contact. Il y a dans mes tentatives, ou dans mes réponses à celles des autres, quelque chose de minimaliste qui n'encourage sans doute pas à poursuivre. J'en ressens un vague sentiment d'échec, finalement assez désagréable quand il se répète. Je ne sais pas, ou n'ose pas, m'élancer vers l'inconnu, aux deux sens du terme...
Dans mon rapport à la nature, pourtant, l'inconnu ne m'effraie pas et je vais très volontiers voir ce qu'il y a derrière le visible. Curieux, j'explore et avance sans crainte, avide de découvertes. Je m'y sens à l'aise, trouvant ma place, libre de m'y déployer. En confiance. Je dirais presque "accueilli". Avec les humains il en va tout autrement. J'avance prudemment. Bien qu'aisément accessible, je reste sur la réserve. Présent mais très discret. Observateur attentif plutôt que participant. C'est que j'ai besoin de sentir dans quel environnement je me situe et comment l'autre s'y comporte. Quelle rapport a t-il-elle avec le monde qui l'entoure ? Quelle place laisse t-il-elle aux autres ? De quelle... brutalité est-il-elle capable ?
Oui, brutalité, c'est le mot qui s'impose. Je redoute ce qui pourrait me heurter, me perturber, me blesser. Je pense ici à la violence des propos, à l'agressivité déplacée, à l'exclusion et au rejet, mais aussi au défaitisme, au négativisme et à la plainte. Autant de choses qui, sans même imaginer pouvoir en être la cible, me révoltent ou me minent, sapent mon insouciance et ma tranquillité. Je pense aussi à l'imposition d'idées sans se soucier de celles d'autrui, à l'insensibilité de l'un envers la sensibilité de l'autre. Bref, tout ce qui, dans l'humain, me fait violence.
Peut-être est-ce ma propre part sombre, qu'ainsi je fuis...
Quoi qu'il en soit je crois que c'est pour cette raison que j'ai toujours besoin d'un temps d'observation, plus ou moins long, puis d'apprivoisement. J'ai besoin de sentir de quelle volonté pacifique l'autre est animé. Quelle est sa bienveillance, ou au contraire sa propension à rejeter l'autre en général, donc éventuellement moi si quelque chose venait à lui déplaire. Quelle attention il-elle porte à l'autre quand il est différent ? Quelle est sa sollicitude, sa douceur foncière, son empathie réelle, quelles que puissent être les apparences.
Ma prudence n'est donc guère compatible avec les approches rapides, dans le genre de celles qu'on peut faire en un soir avec des inconnus. En se combinant avec un faible appétit pour le dialogue factuel, il en résulte une incapacité notoire à entrer aisément en contact. Sauf si je trouve ce que, finalement, je recherche : un certain enthousiasme face à la vie, une pétillance dans le regard et une relative profondeur dans l'échange. Là, je peux vite tomber sous le charme souriant d'une conversation impromptue...
Objectivement cela reste rare. Je me suis donc adapté à cette caractéristique de ma personnalité en me mettant légèrement en retrait du monde. Voire en préférant la solitude à une présence trop discrète.
Mais fondamentalement, est-ce vraiment ce que je préfère ?
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Surargloaf, Cap Breton Island, Nouvelle-Écosse
Plus sérieusement, entrer en relation avec les autres entraîne inévitablement des surprises, bonnes ou mauvaises...mais n'est ce pas cela qui nous enrichit?
En sachant qu'il est toujours possible de cesser l'échange dés que cela génère un malaise. Mais pour cela, il faut oser...
Tu dis te déployer aisément dans la nature et rester réservé vis à vis du genre humain, pourtant, laisser ta vraie nature se déployer avec tes congénères, là voilà la vraie aventure Pierre, au bout du monde ou à ta porte...Abattre les faux semblants, tout en sachant qu'on ne peut pas plaire à tout le monde, mais à quelques uns ou unes, c'est sûr!
La réponse à ta dernière question est capitale il me semble pour apprécier pleinement ton chemin de vie.
Contradiction cependant, puisque tu commences en disant que la solitude ne t'a pas pesé et pourtant tout ton paragraphe évoque la difficulté à entrer en relation, comme quoi, il y a un petit quelque chose qui cloche, non?
Ah la la...
Sinon, merci d'avoir partagé ton voyage au gré de ton cheminement, de très belles photographies comme d'habitude, toutes en sensibilité.