Avant la fin
Depuis quelques jours l'idée de la mort s'est discrètement invitée dans mes pensées. La vie aussi, par opposition, ainsi que ce qui en fait une des valeurs suprêmes : l'attachement. L'amour, peut-être ? Le lien aux êtres chers, assurément, et le partage qui en résulte... Tout cela travaille en moi, je le sens, si j'en juge à l'impact de deux textes sensibles publiés coup sur coup sur des blogs amis : Célestine évoquant le déclin de son père ; Alainx la mort récente de son ami d'enfance. Dans les deux cas il est question de liens forts, de paroles importantes et de complicité.
C'est moins la mort en elle-même que la force de l'attachement qui me touche et m'émeut. Autour de ce thème ma sensibilité est parfois à fleur de peau. Je ne m'y ouvre qu'avec précautions.
En fait il aura suffi d'un signe de légère déterioration mentale chez ma mère pour que ma conscience de sa mort à venir, et de la mort en général, franchisse un palier. Processus en élaboration constante, imperceptible le plus souvent, je crois que la conscience de la finitude des choses, qui s'active dès l'enfance, ne peut résulter que de chocs dus à l'irréversibilité d'une perte. Et je sens bien qu'avec ma mère quelque chose est en train de se perdre, qui ne reviendra pas...
Nous n'avons pas tous la même conscience, ni la même représentation de la mort, selon l'intensité, la précocité et la fréquence des chocs ressentis. Quoi de commun entre l'enfant qui perd ses parents dans le jeune âge et celui qui, devenu grand-père, a encore la chance de côtoyer père et mère ? Quel est le regard porté sur l'existence quand la séparation définitive est venue tôt ? Je fais partie de ceux qui ont été plutôt épargnés par les chocs de la disparition. Si j'ai connu la mort de plusieurs proches (grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines...), ceux du premier cercle (parents, fratrie, enfants) ont été épargnés jusque-là. Serais-je ce que d'aucuns appelleraient "un puceau de la mort" ?
Au delà de notre propre finitude, expérience ultime d'une toute autre dimension et qui ne se vivra qu'une seule fois, au delà de la disparition d'un être, la mort représente surtout la perte irréversible du contact avec l'être aimé. Le lien peut demeurer, spirituellement et émotionnellement, mais sans réponse désormais. En rendant définitivement impossible l'échange, la disparition frappe au coeur de l'attachement. Par analogie on comprend aisément que la mort réelle n'est pas la seule perte imaginable dans les liens d'attachement : les séparations et autres ruptures sont autant de "morts" symboliques aux effets potentiellement puissants. Il est des pertes sans décès qui peuvent laisser des traces très profondes. Amitiés éteintes ou brisées, amours tranchés dans le vif ou violemment rejetés, liens déchiquetés à petit feu, confiances trahies, refus de dialogue, silences promis à l'éternité. La mort pourrait être plus douce...
Je crois que chaque mort symbolique m'a préparé à la suivante. Et probablement à la mort réelle. Elles m'ont enseigné les rudes vertus du non-attachement. Avec, peut-être, des conséquences sur ma capacité à élaborer de nouveaux attachements forts. Ou même à simplement les souhaiter...
Mais, sans passer par la mort réelle ni symbolique, il y a encore d'autres façons d'appréhender la finitude de l'existence. N'est-on pas tous, continuellement, confrontés à une infinité de pertes ? Ne serait-ce qu'avec la mort perpétuelle du présent qui passe. Notre propre enfance, comme notre vie d'adulte, sédimente ainsi les instants qui meurent en dessinant notre chemin de vie. Et en voyant grandir nos enfants nous assistons à la disparition constante des âges qu'ils traversent. Il n'y a qu'à regarder des photos pour mesurer que leur passé n'existe plus. L'enfance, plus que tout autre âge, trace la mort rapide des moments vécus. En revanche ce qu'on perd du passé on le garde dans ce que devient l'enfant qui grandit : la continuité du lien demeure et se renforce. Il en va de même des amitiés et des amours. C'est ainsi qu'on s'attache et qu'on s'entr'aime. Des souvenirs se tissent et s'entrelacent, qui nous relient. Une histoire commune se crée et, tant qu'on peut encore la partager, on se voit vivants.
La fin du partage signe la mort. Ou du moins renvoie à cette idée, dès lors que l'échange n'est plus possible, temporairement ou durablement. Ou lorsqu'on ignore s'il sera de nouveau possible un jour. C'est d'ailleurs sur cette trame d'incertitude que sont tissés nombre de récits, et que le film Interstellar mettait vertigineusement en abîme en bouleversant l'ordre des générations.
Partager ? Encore faut-il que ce soit... librement. Je veux dire, en confiance. En amour.
C'est pourquoi il m'arrive de me demander comment je réagirai face à la mort de certains de mes très proches, avec qui l'attachement est complexe, ambivalent et tortueux. Comment puis-je savoir ce qui s'activera alors face à l'irréversibilité de la perte ? Comment résistera le système protecteur que j'ai mis en place et maintiens encore ? Aurai-je des regrets si je n'ai pas exprimé des attachements tellement contrariés qu'ils en sont devenus inexprimables ? De quels mots, de quels gestes serai-je capable ?
Je ne sais pas.
Vertigineuses retrouvailles, in extremis...