« Je n'arrive pas à lire. Je parcours trois pages, je reviens en arrière... Je ne suis pas du tout en capacité de travailler normalement ». Ces mots ce sont ceux d'une éditrice qui, habituellement, se penche sur une moyenne de cinq manuscrits par semaine. Rapportés dans un article de Télérama, ils ravivent les propos incidents, lus ces derniers temps, de personnes constatant leur difficulté à s'extraire du contexte ambiant. Le fameux coronavirus qui nous confine ne contamine pas seulement les corps, il atteint aussi les esprits.
Ces mots ravivent mon propre constat, bien antérieur à la situation actuelle : je n'ai plus l'esprit à écrire. Pour ma part cela ressemble à une sidération à diffusion lente. Une sorte de contamination de la pensée devant l'impensable. Littéralement "impensable" : trop grand, trop multidirectionnel pour pouvoir être pensé.
Il y a une dizaine années je pouvais écrire quotidiennement et plutôt longuement. Ma difficulté consistait d'un côté à canaliser un peu ce flux, de l'autre à disposer du temps nécessaire à l'épanchement d'une inspiration continue. C'est bien simple, à une époque je considérais que l'écriture et mon existence se fertilisaient mutuellement. En quelque sorte j'en étais arrivé à "vivrécrire". Je ressentais le présent avec les mots et pensais simultanément les phrases que j'utiliserais plus tard pour décrire mes ressentis. J'analysais en temps réel mes émotions et, d'une certaine façon, les ressentais ainsi plus intensément. À tel point que j'en suis venu à me demander si cette sur-réalité correspondait bien la réalité...
Depuis maintenant des mois je n'écris plus que sporadiquement, tentant probablement de maintenir un semblant de lien avec cette partie du lectorat qui manifeste des signes d'intérêt. L'interaction n'est pas tout à fait morte mais elle ne tient que sous perfusion. Il suffirait que je cesse d'écrire pour que ne restent ici que les vestiges d'échanges qui furent pourtant riches et me passionnèrent en leur temps.
Que s'est-il passé ?
D'une part mes préoccupation d'origine ont changé. Nombre des questionnements qui avaient motivé mon inspiration ont trouvé réponse, ou ont été acceptés comme n'en ayant pas. Mon propre rapport à l'existence et à autrui s'est stabilisé. Je crois avoir accepté certaines limites inhérentes à ma personnalité et à mon mode de pensée. Les aléas de mon parcours de vie m'ont conduit à adopter une solitude épanouie, partiellement socialisée. Je navigue au mieux autour d'un équilibre qui me convient : à l'écart mais relié.
D'autre part - et c'est assurément ce point qui motive mon billet - j'ai progressivement pris conscience d'une finitude insoupçonnée et quelque peu vertigineuse : je fais pleinement partie de l'espèce animale la plus prédatrice et destructrice de tous les temps. Je fais même partie de la partie la plus en pointe dans la dégradation des milieux de vie. Le sien et celui de millions d'autres espèces, animales et végétales. Complice participant, pris dans "le piège de l'existence" humaine : croître et dominer. Et même si, sur un plan éthique, je désapprouve cette destinée humaine, en pratique mes comportements la cautionnent. C'est en cela que je suis "piégé" : les avantages que j'en retire me sont trop confortables pour que j'y renonce seul. Ou sans y être forcé par quelque rééquilbrage exogène... comme celui que la pandémie de coronavirus et ses conséquences économiques à long terme pourrait bien nous imposer.
Alors, voyez-vous, face à l'inconfortable conscience d'être incapable de cesser de détruire ce qui nous permet de vivre, les réflexions égocentrées perdent quelque peu de leur intérêt captivant.
Je n'ai pas la sagesse de simplement "Vivre au présent et l'écrire". Je ne parviens pas durablement à m'extraire du désir de savoir comment évoluent mes contemporains pour envisager l'avenir. Autrement dit : je ne parviens pas à faire abstraction des réactions du monde face à l'incertitude. Ni face aux certitudes, d'ailleurs. Je n'ai pas atteint le degré de détachement suffisant pour cela. Je crois que je rêve encore de voir l'homme changer...
"Sauver la nature"
En hommage au photographe Gilbert Garcin, décédé le 17 avril 2020