Ses mains sont osseuses, couvertes d'une peau fine et ridée. Ses bras sont de même, à peine épaissis par une chair vide, pendante et molle. Un pantalon toujours trop flottant recouvre ses jambes filiformes. Au niveau du bassin, un couche hygiénique maintien un semblant de volume. Le buste et gracile et plat, sans vestige visible de ses seins. Le dos légèrement vouté. Elle a l'apparence fragile d'une petite vieille.

C'est son regard qui transmet le mieux son état intérieur. Souvent attentif, comme si elle cherchait à capter la réalité flottante du présent à travers les mots échangés. Parfois elle a l'air un peu perdue, ne parvenant pas à suivre le fil. D'autres fois elle participe activement à la conversation... dès lors que l'on accepte de la laisser libérer lentement les mots qui s'accumulent plus vite que son élocution ne les libère. Ils ne viennent que péniblement, se perdent, s'oublient avant d'avoir été énoncés. Il faut de la patience, de l'écoute, se mettre à sa portée. Là, si les conditions sont favorables, un dialogue est possible. Hélas, les fenêtres d'ouverture se raréfient et se rétrécissent.

Ses pensées se hasardent de plus en plus vers des mondes imaginaires, incohérents pour ceux du monde réel. Les propos peuvent divaguer dans le temps et dans l'espace, voire fréquenter des ambiances visiblement effrayantes. Et même quand ce n'est pas le cas, un brouillard fluctuant semble parcourir les pensées en éveil. Pour ceux qui cherchent à maintenir un contact avec cet esprit prompt à s'égarer, il faut se résoudre à n'obtenir que des réponses incomplètes, incertaines.

Tous ses mouvements sont devenus lents et malhabiles. La marche est hésitante, souvent aléatoire. Parfois relativement efficace et d'autres fois inopérante, occasionnant alors des chutes spectaculaires pour une personne d'apparence aussi fragile. Les bleus qui en résultent sur diverses parties du corps, parfois sur le visage, son impressionnants. Mois après mois son champ de déplacement se rétrécit. Les promenades dans le quartier se font désormais en fauteuil roulant avec, les bons jours, une marche accompagnée de près sur une centaine de mètres.

Et tout cela ne fait qu'empirer, irréversiblement. Maladie de Parkinson. Une vraie saloperie. Se voir plonger dans la perte de tout ce qui faisait la vie : penser, partager, se mouvoir. Et savoir qu'il n'a rien à faire, tout au plus ralentir le processus.

C'est difficile pour elle, ce ne l'est pas moins pour son mari, qui doit surveiller chaque jour davantage les faits et gestes de son épouse. Car inexplicablement, sans prévenir, le fonctionnement mental et moteur peut subitement redevenir opérationnel. Retrouvant ses moyens, la fragile petite vieille se lève de son fauteuil et se pique de ranger des papiers, faire le ménage, débarrasser la table. Avec le risque omniprésent de se casser la figure ou d'égarer tout ce qu'elle a touché.

Alors le mari, lui-même épuisé mentalement et physiquement, se met en colère et la houspille. Il la gronde, l'accuse de le faire exprès, de n'en faire qu'à sa tête. Sa tête... comme si elle était encore en capacité de raisonner. Elle est comme un enfant de deux ans qui serait dans un corps fonctionnant par intermittence. Dès qu'elle s'en sent capable, elle agit. Impulsivement. Sans entreprendre un processus de réflexion faisant appel à des capacités de mémoire et d'analyse qu'elle n'a plus, ou pas nécessairement à ce moment-là. Alors, bouleversée parce que toujours connectée à ses émotions, il arrive qu'elle se replie sur elle-même, immobile, yeux clos, se coupant du monde, ne répondant plus aux sollicitations. C'est sa seule façon de signifier qu'elle veut qu'on la laisse tranquille. Elle se repose et cet état de mort apparente angoisse son mari, aidant maltraitant qui ne sait plus que faire et appelle à l'aide...

Deux petits vieux fatigués l'un de l'autre mais ne pouvant, ni ne voulant, vivre sans l'autre. Deux octogénaires à la fois usés d'être ensemble et inséparables. Soixante ans de conjugalité, de co-dépendance, de compromis et de compromissions, de jeux d'influence et de chantage, de manipulation et d'entraide. D'abnégation et de domination. D'amour et de haine. Ces deux-là se sont "sauvés" l'un l'autre, jadis,... et resteront ensemble jusqu'à la mort de l'un deux. « Et celui des deux qui reste se retrouve en enfer », chantait Brel...

 

« Si je songe parfois pourquoi j'ai une préférence pour le sexe fort, c'est que je rêve d'un jeune homme qui me protègerait et me carresserait et rirait avec moi en partageant la joie d'être ensemble. Je ne pense pas encore aux difficultés du mariage, qui paraît-il sont nombreuses. »

 

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 Extrait de son journal intime, un peu avant ses quatorze ans.