Une vraie jeune fille
Il y a au moins une vingtaine d'années, voire bien davantage, que j'ai eu connaissance de "cahiers secrets" de ma mère. Elle ne s'en cachait pas, bien qu'elle ne les montrait pas. Un peu plus tard elle entrepris de rédiger ses mémoires d'enfance. Intitulé « J'ai fait ce que j'ai pu », un premier livret fut distribué à chacun de ses enfants à noël 2005, puis une version plus complète trois ans plus tard. Il s'arrêtait avant l'adolescence, avec évocation d'un premier émoi amoureux. Une suite était annoncée... qui ne vint jamais. Il manquait donc toute la partie qui, potentiellement, était de nature à m'intéresser le plus.
L'an dernier elle confia à ma soeur le fameux journal intime. Un peu embarassée cette dernière lui demanda si elle devait le lire avant ou après sa mort. « C'est comme tu veux », lui aurait répondu doucement ma mère, dont les facultés mentales, déjà altérées, étaient incertaines. Hésitante face à cette imprécision, ma soeur attendit quelques mois avant de lire, sans savoir qu'en faire. Elle me prévint toutefois qu'aucun secret sulfureux, aucune révélation fracassante ne s'y trouvait. Je n'en imaginais pas. Ma curiosité, à la fois en tant que fils et que diariste, portait plutôt sur l'intériorité de cette femme dont je sais que l'existence fut tourmentée.
La semaine dernière ma soeur m'a transmis le précieux journal - deux cahiers aux feuilles jaunies - en présence de ma mère, qui sembla acquiescer. J'attendis d'être revenu chez moi, seul, pour ouvrir le premier cahier, relique de près de 70 ans d'âge. Sans avoir vraiment eu le temps de me demander ce que j'allais y trouver, je fus immédiatement happé par le fil de cette écriture appliquée et la maturité des propos.
« Je suis fille unique et je cherche une amie qui serait franche, rieuse et avec qui je pourrais parler de ce que je ressens.
Je ne l'ai pas trouvée et je tatonne comme l'aveugle qui croit aperçevoir une lumière, et est déçu en s'aperçevant de son erreur. Je ne sais à qui confier mes peines qui sont assez nombreuses et je vais prendre ces pages comme une amie la plus sincère, la plus dévouée, la plus maternelle, la plus discrète. Je nommerai ces pages amies comme des lettres que j'écrirais à l'amie cherchée, j'écrirai à un personnage imaginaire et je l'appellerai mon cher ange en mémoire de Kitty » [texte introductif, non daté, à 13 ans]
Surpris de sentir cette conscience précoce, je ne pus m'empêcher d'établir une comparaison avec mes premières ébauches d'écriture au même âge. Au fil des pages mon impression première se confirma : cette enfant (elle se dit n'être « qu'un petit enfant ») alliait détermination, grande sensibilité et haute exigence envers elle-même. Fille unique de parents eux-mêmes enfants unique, elle se sentait très seule et révaît passionnément d'aimer et d'être aimée. En la lisant décrire sa solitude, sa difficulté à entrer en relation avec ses contemporains, ses hautes exigences morales et son perfectionnisme... je crois pouvoir confirmer ce que je pressens depuis quelques temps : elle était probablement "intellectuellement précoce".
« Ah, comme je voudrais vivre comme au temps passé dans le peuple où je serais naïve alors que je me trouve déjà bien avancée devant certaines choses. Je voudrais être dans un grand champ semé de fleurs et faire face à face avec le ciel pur et bleu du printemps et plus loin encore la lumière Divine. Je voudrais entendre respirer la terre avec le bourdonnement des abeilles travailleuses, des papillons légers qui font les notes du ciel, les oiseaux pépillants, criant, se poursuivant joyeux. Je voudrais pouvoir chanter ma joie de vivre alors que bien souvent je me remonte pour ne pas désespérer de la vie qui semble se présenter à moi comme boueuse, terne, vile, basse, semée d'embûches qu'une main douce pourrait chasser de mes pensées » [première lettre, non datée, à 13 ans]
Tout au long des pages elle s'adresse à « Mon cher ange » un(e) amie(e) imaginaire [quel est le sexe des anges ?] qu'elle vouvoie, passant aisément à une adresse à Dieu. Elle en attend une aide, un soutien, pour devenir « une vraie jeune fille ». J'y vois un auto-encouragement, une façon de puiser des ressources au fond d'elle même, faute d'autres soutiens.
À quinze ans elle se questionne sur l'amour, puis décrit ses attentes à l'égard du mariage, un objectif qui prendra une place croissante dans ses pensées.
« Pourquoi aimer à mon âge ? Cet amour durera t-il longtemps ? Est-ce le vrai amour ? (...) Il faut que je vous dise que je ne forme presque plus d'autres rêves que mon mariage avec ce jeune homme. En l'écrivant je rougis de honte, car il ne me semble pas qu'à mon âge, je devrais penser à mon avenir aussi précis » [18 janvier 1953, à 15 ans]
« Cher ange, j'ai peur, voyez-vous de ne pas me marier. Je suis déjà tellement difficile sur ce choix. De tous les garçons que je connais, aucun ne me plaît. » [31 octobre 1953, à 15 ans]
Amoureuse hésitante et farouche, très exigeante et avec une forte rigueur morale, elle ne laissa approcher que quelques rares garçons, toujours plus âgés qu'elle. Et les approches restèrent très chastes, plus spirituelles et émotionnelles que physiques. Tout au plus décrit-elle quelques émois puissants dûs à des frôlements imprévus ou une main effleurée. Des années durant elle restera éprise d'un séduisant jeune homme, parti à "Saint Cyr" (école d'officiers), qu'elle ne voyait que quelques jours par an pour de romantiques promenades. Mais simultanément elle évoque régulièrement un autre garçon qu'elle connaît depuis l'enfance et lui fait encore chavirer le coeur. Nombre de ses "lettres" détaillent ses questionnements sur la signification d'un geste de l'un ou de l'autre, d'une phrase, de la durée des silences. Elle alterne entre élans passionnels fiévreux et indifférence revendiquée... mais jamais durable. Ses promesses de ne plus parler de l'un ou de l'autre ne tiennent pas. Elle en vient parfois à implorer, dans ses écrits secrets, l'amoureux trop absent : « Viens, ô mon cher J., je ne peux plus attendre (...) viens me voir, je t'en supplie ».
En souffrance, déçue, désemparée, elle en vient aussi à s'énerver contre l'ensemble des hommes, dont elle se méfie constamment :
« Je les déteste tous ces mâles, oui, ces mâles brutaux qui se moquent pas mal des jeunes filles sincères et sérieuses qui bien bêtes, leur donneraient leur vie avec confiance. Je sais, je crois toujours en la sincérité des paroles de ces ignobles individus mais je ne croyais vraiment pas qu'ils étaient tous menteurs. » [25 février 1955, à 17 ans]
Sur ces pages certains brefs passages évoquant le masculin ont été griffonnés postérieurement, les rendant illisibles. Souvent elle décrit sa crainte de ne pas être aimée et que ses amours lui soient ravis par d'autres femmes. Cependant elle ne prend aucune initiative, se contentant d'attendre des signes d'intérêt... qui devront rester dans une stricte bienséance.
D'autres fois elle s'émerveille de la nature ou déplore sa solitude, coincée entre des parents âgés, eux-mêmes solitaires, et une grand-mère malade et revêche. Malgré cette vie qu'elle décrit comme monotone, la jeune fille reste porteuse d'une énergie intérieure et de l'espérance de jours meilleurs.
« Je vois des amoureux de partout, le temps est splendide, Grenoble et ses rues sont délicieuses. Hier j'ai été au parc de l'expo : la nature resplendissait, il y avait un parterre de pensées bleues du plus bel effet. Et devant le soleil, la joie des autres et leur amour, je pense au mien, bien timide et bien malade, pareil à la petite braise brûlante si on la touche, un souffle suffirait à la ranimer et ce souffle c'est dans mon cas la voix de J. » [19 avril 1955, à 17 ans]
À dix-sept ans, elle pense qu'elle ne trouvera jamais de mari et envisage déjà une vie morne. Elle parle même de devenir missionnaire, pour s'occuper des autres et oublier ses propres tourments. Disant souvent pleurer et souffrir d'une trop grande solitude, qui hante ses écrits, elle aspire à une vie heureuse auprès d'un mari aimant et d'enfants à aimer.
« S'il me faut vieillir à côté d'un mari sans avoir pu lui donner un enfant, si je lui survis, me faudra t-il mourir seule, à moitié folle et encore assoiffée du désir d'aimer mon enfant jamais venu » [4 mai 1955, à 17 ans]
À plusieurs reprises elle mentionne l'idée de se jeter dans la rivière qui serpente dans la ville.
À dix-huit ans elle approfondit son introspection, s'interrogeant sur sa façon d'être au monde, son rapport aux autres, sa perception d'elle-même et d'autrui. Elle oscille entre mépris pour elle-même et hautes ambitions : « Je voudrais être une grande femme de lettres ». Et toujours ce désir puissant d'être un jour mère de beaux enfants.
« Je crois même que Dieu ne sera jamais plus présent de moi que lorsque j'aurai la joie, non, la gloire d'avoir en moi la promesse d'une vie : alors, à ce moment là, la vie sera pour moi la plus belle chose au monde. Oh ! comme je l'aimerai mon second, mes seconds moi et j'en ferai des hommes. Comme je serai fière de mon ou de mes fils lorsque je les verrai beaux et forts, les yeux francs et le front large, lorsque je les verrai frémissants de vie ou merveilleusement fiers lorsqu'ils me présenteront la femme de leur vie. » [11 mars 1956, à 18 ans]
Je ne cite ici qu'un extrait de la très belle et émouvante envolée d'une jeune fille déja toute consacrée à son rôle de mère et d'épouse. Autre époque, assurément.
Taraudée par la peur de rester seule elle évoque clairement une alternative en forme d'impasse : « Et voilà qui fera mon malheur : ou bien je ne me marie pas et là je suis incapable d'être courageuse pour lutter contre le cafard, ou bien j'accepte le premier venu qui me demande en mariage et je m'empresse de l'aimer même si je dois m'en mordre les doigts » [3 juin 1956, à 18 ans]
À l'âge de 21 ans elle apprendra que le bel officier qu'elle avait voulu ne plus aimer, parce qu'elle n'avait jamais su si la réciproque était vraie, avait été tué en Algérie. Elle en fut profondément bouleversée et regretta toutes les "mauvaises pensées" qu'elle avait pu avoir à l'égard de cet homme trop insaisissable. Ou trop peu sûr de lui. Elle ne le saura jamais...
Cinq mois après cette perte, un autre jeune homme, de six ans son aîné, la demande en mariage quasiment de but en blanc. Elle le connaît à peine, bien qu'elle l'ait mentionné dans ses écrits dès l'âge de 17 ans et y soit revenue de temps en temps. Il est le fils d'amis de ses parents. Le décrivant comme très intelligent et droit, mais froid et austère, elle sentait depuis longtemps qu'il s'intéressait à elle mais, visiblement, elle n'appréciait pas tous ses traits de caractère. Elle y revenait de temps en temps, pourtant, parce que la crainte de ne pas se marier la taraudait. Elle repoussait l'idée que ce puisse être avec lui... mais après la demande accepte immédiatement.
Son journal reste muet sur le moment mais, relatant cette réponse déterminante, le soir de leurs fiançailles elle écrira dans son ultime texte de jeune fille : « À partir de ce moment-là, je ne vis plus, je ne m'appartiens plus ».
Un mois après la demande en mariage, subitement, sa mère meurt, la laissant totalement désemparée dans un vide supplémentaire. Le très sérieux jeune homme l'accompagne dans sa douleur, l'épaule. Elle écrit que sans lui, elle aurait sombré. Elle se décrit comme « un pantin sans ressort, qui se laisse diriger ». Mais elle relate aussi son désarroi et son inquiétude devant la multitude de questions existentielles qui se présentent à elle : « c'est l'anéantissement total et maintenant, il n'y a plus maman à qui parler : je suis seule ». Elle a tout juste 22 ans. Trois mois plus tard ils sont mariés. Neuf mois après, je pousse mon premier cri.
Factuellement, je n'ignorais rien de tout cela. Depuis toujours je savais l'existence du bel officier mort à la guerre et je percevais le parfum de quelques regrets. Au sujet de mon père et de la réciprocité de leur amour c'est une cinquantaine d'années plus tard que j'ai entendu, en confidence, les mots de ma mère relatant clairement ce que je subodorais. Cette partie là lui a longtemps été inavouable et je ne suis pas sûr que ma fratrie soit dans la confidence. En tout cas nous n'en avons jamais parlé ensemble. Quant à mon père... il serait cruel d'évoquer quoi que ce soit avec lui au crépuscule de sa vie.
Le journal de jeune fille s'est arrêté net le soir des fiançailles, dans un texte empli de douleur et de désarroi. Il a repris quelques années plus tard, cette fois dans une adresse au mari. La lecture en est plus délicate pour moi, puisqu'elle ne concerne plus une jeune fille que je n'ai pas connue, mais la perception de ma mère sur sa vie de femme, de mère, d'épouse. Ponctuellement quelques longs textes aparaissent jusqu'en 2000 (16 exactement, étalés sur quarante ans). J'en ai picoré quelques phrase et n'entrerai que prudemment et lentement dans cette intimité d'une vie qui s'entrecroise avec la mienne.
Une ultime entrée date du 29 septembre 2006. Elle est brève :
« Espérant que l'état de santé très fluctuant et déstabilisant n'est qu'un passage pénible et non pas une situation à vie » [à 68 ans]
Hélas, son espérance n'aura pas eu l'effet escompté...
* * *
J'ai hésité avant de publier tout cela, pour plusieurs raisons. La première c'est que ce sont des écrits personnels et que même si je n'en cite que quelques extraits, je m'interroge sur mon "droit" moral à le faire. L'anonymat total me semble toutefois suffisamment protecteur : a priori personne ne connaît la personne concernée. La seconde raison c'est qu'au delà des extraits, je livre de nombreux éléments d'une vie qui n'est pas la mienne. J'ai cependant l'impression qu'un tel récit présente un intérêt certain, notamment pour les personnes de la même génération. C'est tout un état d'esprit qui transparaît dans cette vie de jeune fille de la fin des années 50. La dernière raison c'est que... c'est tellement personnel que peut-être cette publication n'apportera rien à d'autres que moi, pour qui la relecture-écriture a été particulièrement éclairante.
Je veux cependant préciser que l'essentiel, le plus intime, n'est pas dans les quelques faits relatés. Il est, à mon sens, dans ces milliers de mots dont l'enchainement choisi décrit les émotions, les hésitations, les questionnements, les incertitudes. Il est aussi dans le lien filial, qui colore évidemment le passé de tout ce qui en a découlé ensuite. Il est enfin dans l'écriture au présent d'une perception subjective, avec tout ce qu'elle peut avoir d'excès et d'emballement, de répétitions significatives. De cela, je n'ai livré que quelques fragments illustratifs. Une part infime, finalement.
Je suis donc très reconnaissant envers ma mère d'avoir conservé ces riches écrits et de nous les avoir transmis. J'aurais aimé que ce fut plus tôt, afin que nous puissions en parler en tête à tête. Moins pour lui poser des question que pour lui dire combien je la comprends aujourd'hui, combien je comprends ses hésitations d'alors et que j'aime la jeune fille forte et sensible qu'elle était. Peut-être pour lui ôter une part des tourments qu'elle aura traîné tout au long de sa vie, bien qu'elle ait souvent voulu se persuader qu'elle était en paix.
Peut-être aurons-nous la chance, avant qu'il ne soit définitivement trop tard, de voir coïncider une fenêtre de lucidité et ma présence à ce moment-là.
Journaux originaux "secrets" et cahiers autobiographiques destinés à une lecture familiale