Faut pas
Avec le verbe falloir j'ai un rapport délicat. De manière générale je n'aime pas les obligations dont je ne comprends pas le sens. Autant je peux être respectueux des règles visant à fluidifier les rapports humains, autant devoir respecter des usages, des traditions, des règlements arbitraires ou des obligations subjectives me poussent à interroger leur bien fondé. Et éventuellement m'y soustraire.
Non, je ne parle pas ici des règles de distanciation sociale que, collectivement, il nous est demandé de suivre par précaution : j'estime n'être pas en mesure de savoir si elles sont nécessaires ou pas. Il faut porter un masque protecteur, nous dit-on. Ok, les explications justifiant cette obligation me semblent cohérentes et je les respecte. Il n'en va pas de même quand une règle - stupide - interdit de s'éloigner de plus d'un kilomètre de chez soi... quand tout autour il n'y a que forêts et champs.
De façon beaucoup plus globale je pense à tous ces "il faut" (ou "il ne faut pas"), ces "tu dois" ou "tu ne peux pas" venus d'on ne sait où, colportés comme règles implicites allant de soi et auxquelles nul ne pourrait déroger sans être accusé de vilénie. Jadis j'eus droit à un rappel de ces "règles" en matière de relation conjugale et amoureuse. Là, le non-respect du "faut pas" est rapidement assimilé à un "faux pas". Professionnellement je suis encore régulièrement confonté au "faut pas", sur la base de préjugés sociaux, d'origine culturelle ou du "différent de soi". Mais depuis quelques années il m'apparaît de plus en plus, dans le domaine qui me tient à coeur, un mantra qui consiste à ânonner « il ne faut pas faire peur aux gens ». En matière de changement climatique, de réduction de disponibilité des ressources, de perte de biodiversité et de toutes les conséquences prévisibles vers quoi cela mène... « Il ne faut pas faire peur aux gens ! ». Ah bon ? Et pourquoi donc ? « Parce que la peur immobilise ! ». Tiens donc ? Et d'où provient cette idée ? En creux, quel objectif sert-elle ?
Si une peur instantanée peut effectivement tétaniser (effet de sidération), par quelle élucubration mentale peut-on arriver à imaginer qu'avoir peur d'un évènement futur puisse conduire à l'immobilisme ? En fait cette hypothétique "peur immobilisante" n'existe nulle part : la crainte qu'un évènement fâcheux puisse arriver conduit, au contraire, à tenter de l'éviter ou à se prémunir à sa survenue accidentelle. On met sa ceinture de sécurité, on assure sa voiture ou sa maison, on installe des extincteurs, on anticipe le risque d'une course en montagne ou en mer. Bref : autant que l'on puisse avoir conscience des conséquences d'un incident, la peur est mobilisatrice de ressources.
Mais pas en terme de changement climatique, aux conséquences pourtant certaines ? Pas en termes de réduction des ressources naturelles disponibles, aux conséquences conflictuelles quasi certaines et, donc, mortelles ?
« Faut pas faire peur avec ça ! » . Non, « il faut garder l'espoir ». Aaaah, oui, l'espoir, j'oubliais. Cet anesthésiant des consciences, ce sédatif puissant, cet inhibiteur d'action. Dame ! Il suffit d'espérérer... et peut-être que la menace va disparaître. Pensée magique.
Avez-vous remarqué, à la fin de chaque intervention anxiogène (à juste titre) d'un scientifique ou de qui s'en fait le relais, comme l'énumération d'un constat accumulant les raisons de s'alarmer conduit le journaliste à conclure par la sacro-sainte « note d'espoir »? Vite, annihiler l'angoisse naissante. « À vous écouter tout cela est très inquiétant. Donnez-nous une note d'espoir ! ». Ben oui, on ne peut pas laisser les auditeurs ou lecteurs comme ça, face au tragique de la situation. Il faut une échappatoire : l'espoir. L'espoir de quoi ? Euh... peut-être qu'après avoir dit que l'humanité et l'ensemble du vivant vont vers des lendemains peu réjouissants... eh bien on puisse éviter cette sombre perspective ? Non, on ne l'évitera pas. Oui, il y a de quoi être inquiet, angoissé, horrifié. Mais pas tétanisé. La peur est vectrice de changement, pas d'immobilisme.
Quoique... dans la situation que je décris le changement est tellement énorme que savoir par où commencer peut susciter de l'immobilisme. Mais il est alors d'un tout autre ressort que la peur.
En fait, je pense que ceux qui parlent d'alarmisme alors que la situation est bel et bien alarmante, refusent cette réalité. Avec leur « Il ne faut pas avoir peur, il faut garder de l'espoir », c'est tout un déni de réalité qui se manifeste de la part de personnes qui se sentent impuissantes devant ce qui les dépasse. Et je peux vous affirmer, en tant qu'élu local, que nombre de personnes en charge de décision sont confrontées à ce sentiment d'impuissance qui les conduit à l'évitement à coup de "il faut" déresponsabilisants. Oui, car s'il faut... alors on ne peut se défausser sans disconvenir aux règles. C'est pourquoi il faut garder de l'espoir.
Qui dit qu'il faut ? D'où vient cette injonction ? Nul ne le sait. C'est comme ça !
Nous sommes gouvernés par des personnes qui n'acceptent pas une réalité qui les dépasse, traitant ceux qui les alertent d'alarmistes, de pessimistes, de partisans du retour à la bougie (ou la lampe à huile), d'Amish, de Khmers verts, Ayatollah verts et autres "écolo-bobos". Même si les alarmes en question, concordantes, proviennent de consensus scientifiques issus de multiples disciplines.