Sauver le monde
L'existence n'a de sens que par celui qu'on lui accorde.
Depuis plusieurs années j'ai évoqué ici, de plus en plus clairement, mes préoccupations écologiques. Aujourd'hui elles prédominent. En parler sur un blog égocentré n'ayant guère d'effet sur les causes, j'ai progressivement investi mon temps et mon énergie autrement [d'où ma désaffection...]. Usant des minuscules pouvoirs dont je dispose, celui d'élu communal, d'une part, celui de salarié en charge de responsabilité d'autre part, j'essaie d'agir là où je sens que je peux influer le plus efficacement. C'est à dire au plus haut niveau possible pour avoir un maximum d'effet.
Ma cible privilégiée, depuis quelques années, c'est l'intercommunalité où je réside : 100.000 habitants. J'y suis à l'affût de la moindre place où je pourrais m'insinuer pour tenter d'infléchir les orientations et décisions. Dès qu'une commission ou un groupe de travail est créé et au sein duquel je pourrais agir, je me positionne. C'est ainsi qu'il y a trois ans, profitant d'une délégation de ma commune, je suis devenu représentant d'une commission intercommunale pour participer à l'élaboration du "Plan climat". Une situation qui m'a permis d'assister aux discussions et faire discrètement entendre ma voix. Comme elle portait peu [je reste timoré quand il s'agit de prendre la parole publiquement], j'ai eu l'audace d'écrire au plus haut pour faire part de mes préoccupations, ce qui a eu pour conséquence d'être invité à les présenter au niveau décisionnel et débattues. Assez impressionné de jouer le rôle de Cassandre (celle qui annonçait ce qui allait se passer sans jamais être crue), faisant face aux doutes et à la circonspection, à l'étonnement, l'incrédulité, le déni ou l'indifférence... ma proposition a cependant été acceptée, puis gravée dans le marbre institutionnel. L'intercommunalité s'est engagée à créer un groupe de réflexion sur l'éventualité d'une raréfaction soudaine des apports alimentaires et énergétiques.
Deux ans ont passé, avec des élections renouvelant largement l'exécutif intercommunal et une crise sanitaire durablement installée. J'ai moi même été réélu, avec pour seul objectif de veiller à ce que la "mission" que je me suis donnée soit bien prise en compte au sein de l'intercommunalité. Par chance, bien qu'élu minoritaire (notre programme écologique, social et participatif n'ayant pas suffisamment séduit dans le bourg rural et conservateur dans lequel je vis) le maire a accepté que je représente la commune à la commission "Transition écologique". Cette commission, contrairement à ce qui se passe au niveau de l'état, est l'axe prioritaire choisi par l'intercommunalité. J'ai vu dans cette orientation affirmée un bon augure pour ce qui me préoccupe. C'est aussi à cela que l'on sent que les mentalités changent peu à peu vis à vis de la prise en compte de l'environnement. C'est insuffisant, mais mieux que rien.
Aussitôt en place, durant la période de latence due à la prise en main des dossiers par les nouveaux élus, j'ai écrit à la vice-présidente en charge de la transition écologique, l'invitant à se saisir dès que possible de la question de la raréfaction des ressources essentielles. Je n'ai pas eu de réponse mais, par contre... ce sujet a été mis à l'ordre du jour de la première commission et déclaré comme prioritaire. Je ne pouvais rêver mieux ! Les temps institutionnels étant longs, il aura fallu attendre encore quelques mois pour que soit proposée la constitution du groupe de travail prévu. Seulement cinq places étaient offertes et j'ai immédiatement postulé. À mon grand étonnement, j'appris que j'étais... le seul candidat ! Bigre, le sujet de l'épuisement des ressources intéresse t-il si peu ? Une relance a cependant permis de voir arriver quatre autres candidatures. Restait encore à faire valider ces candidatures par le "comité de pilotage" ad-hoc (le temps et le formalisme de l'administration demandent une grande patience...). Et comme je suis maintenant indentifié comme "le" spécialiste du sujet, c'est à moi, modeste conseiller municipal, que la vice-présidente à proposé d'amener le sujet. J'ai bien évidement accepté, travaillé un texte, échangé avec le chargé de mission en charge de ce dossier un peu particulier (lui n'y connaît encore pas grand chose, de son propre aveu). Tout était prêt pour une présentation lundi soir. C'était LA réunion importante qui allait enfin concrétiser deux ans de subtiles influences de ma part [hé hé, je suis un lobby à moi tout seul !]
Sauf que, deux jours avant ladite réunion, je me vois terrassé par un mal mystérieux et quelque peu inquiétant. Ce n'était vraiment pas le moment de tomber malade ! Le mal étant reparti comme il était venu, je me suis dit que la chance était avec moi : je pourrai présenter le sujet et répondre aux question qui, inévitablement allaient être posées. Car il ne va pas de soi que des politiques, des élus bien pragmatiques et soucieux de leur électorat, adhèrent à ce qui, de près ou de loin, évoque forcément un avenir inquiétant. Les politiques n'aiment pas du tout "ce qui fait peur", eux qui aiment tant rassurer et dire que tout ira mieux demain. Il allait falloir que je joue habilement, alertant sur des risques impensés tout en restant modéré pour ne pas passer pour un hurluberlu prédicateur d'apocalypse. Car c'est évidemment ce qui pend au nez de toute personne tentant de sensibiliser aux risques... pourtant objectivement annoncés et répétés avec insistance par nombre de scientifiques. Certains d'entre eux, inquiets à juste titre, en viennent à sortir de leur "neutralité" et signer des appels à l'action de la part des décideurs politiques. Appels auxquels ces derniers restent évidemment largement sourds, comme on peut le voir notamment en France avec notre roué président, fieffé bonimenteur, adepte du "sans filtre" frelaté.
Lundi, en fin de matinée, je procéde aux derniers réglages avec le chargé de mission de l'intercommunalité. En début d'après midi je range des bûches fendues en prévision de l'hiver prochain. Il fait beau et tout va bien. Je ne pense plus tout à ce qui m'est arrivé deux jours plus tôt. Jusqu'à ce que... ouille ! La douleur revient. Oh non, pas maintenant, pas à quelques heures de mon intervention ! Mais si, c'est revenu comme la première fois. Extrêmement rapidement, extrêmement intensément. Incapable de me mouvoir, agonisant au sol, incapable d'appeler par moi-même les urgences. Non mais ça va passer, comme la première fois, me dis-je. Juste une mauvaise heure à endurer. Dès que la réunion sera terminée je me rendrai aux urgences.
Sauf que lorsque la douleur a commencé à décroitre, à peine... une nouvelle crise est revenue, puis une troisième. Deux heures se sont écoulées. Je me disais que j'étais en train de mettre en balance une réunion, certes très importante pour moi, et... peut-être ma santé. Ma vie ? Ne sachant pas de quoi il s'agissait j'imaginais des scénarios graves d'intestin perforé, d'infection. Celui du pire étant que je finisse par perdre connaissance ou que la douleur devienne permanente, me mettant dans l'incapacité d'appeler des secours.
Une heure avant la réunion, considérant que je ne pourrai m'y exprimer, j'ai abdiqué. Je me suis résolu à appeler le numéro des urgences. Mon appel a été vite pris en compte mais la gravité n'étant pas vitale, j'ai été mis en attente d'un médecin coordonateur sur la ligne. Vingt minutes c'est très long, quand la douleur vous oppresse. « Vous avez mal au ventre ? Votre douleur, de 0 à 10 ? »; « Euh... je ne sais pas, 8 ou 9 ? » (j'imagine qu'on peut avoir encore plus mal, ignorant quel est le seuil maxi de douleur). Finalement il me dit qu'il ne pouvait rien faire, que je n'avais qu'à prendre du paracétamol et que si une heure plus tard j'avais encore mal il m'enverrait un médecin de garde. L'enfoiré ! (oui, je sais que les urgences ont d'autres priorités). Heureusement que j'avais le médicament indiqué à quelques mètres, que j'ai pu atteindre en me trainant à quatre pattes. Profitant d'un épisode de reflux de la douleur j'ai envoyé un sms à mon contact pour la réunion, 20 minutes avant qu'elle débute. Dans la foulée j'ai téléphoné à ma fille, qui habite à une trentaine de minutes de route, pour solliciter son aide. En fait je réalisais que je jouais peut-être avec ma vie pour "seulement" participer à une réunion... qui en aucun cas n'était essentielle. Oui, parce que j'avais mal au ventre mais pas au cerveau : je réfléchissais. Notamment à mon illusion de contribuer à "sauver le monde" : quoi que je puisse faire, quoi que puisse entreprendre l'intercommunalité, dans le meilleur des cas, cela ne restera qu'une goutte d'eau dans le puissant fleuve pollué de l'économie mondialisée, qui n'a que faire de préoccupations environnementales.
Plié sur mon canapé en attendant ma fille, j'ai vu les derniers rayons du soleil éclairer le mur. J'ai pensé qu'il devait être 18h. Mais... c'est l'heure de ma réunion ! Je suis peut-être en capacité d'entendre les discussion (Nb, pour plus tard : toutes les réunions se font actuellement en visioconférence). Je me traine jusqu'à mon ordinateur, à quelques mètres, toujours sous l'emprise de la douleur. Je coupe la caméra et entre dans la "salle" tandis qu'ont commencé les présentations. J'entends la vice-présidente annoncer que je serai absent ce soir... et elle semble hésiter en voyant mon nom s'afficher. Je me présente rapidement. La douleur s'étant un peu apaisée, je peux parler normalement. Quelques minutes passent et, alors que le moment de ma prise de parole arrive, je me rends compte que je suis presque en capacité de le faire. Sauf que je n'ai pas mon texte sous les yeux. Je confirme donc que je laisse la parole au chargé de mission. Ma fille arrive à ce moment là, étonnée de me voir assister à une réunion zoom alors que j'étais agonisant quand je l'ai appelée. Je lui explique que la douleur est en train de disparaître, plutôt gêné de l'avoir fait se déplacer "pour rien", pendant que j'entends lire mon texte par un autre. Finalement je peux assister à toute la réunion, entendre les questions, répondre en argumentant. J'ai retrouvé toute ma verve. Les participants se sont peut-être demandés qui était ce drôle de "malade" qui ne pouvait pas assurer sa présentation mais était visiblement en forme pour répondre aux questions.
Finalement le groupe de travail et sa composition ont été validés. Ouf, mission accomplie ! Un pas de plus dans la porte entr'ouverte. Je vais pouvoir continuer à influer sur les orientations.
J'ai quitté la réuion et ma fille m'a emmené aux urgences. J'étais volubile durant le trajet, en pleine forme. Au bureau des entrées, bien vaillant, j'étais peu crédible en expliquant qu'il y a peu je me tordais de douleur. Manifestement mon cas ne paraissait pas prioritaire : « vous pouvez rentrer chez vous ». Mais je n'avais pas du tout envie de risquer une nouvelle crise sans savoir quel était la gravité de ce mysterieux mal intermittent. On m'annonca trois heures d'attente, comme pour me décourager, mais j'ai tenu bon. Examen, analyse, scanner. Le verdict m'a rassuré. C'est sérieux mais rien de "grave". Ma vie n'était pas en danger.
Ma vie...
Je me rends compte que, factuellement, j'ai préféré "sauver le monde" que "sauver ma vie". Je m'empresse de relativiser : ayant vu la réversibilité de la douleur une première fois, je ne me sentais pas vraiment en danger de mort. Il me semblait que je prenais peu de risques en reportant de quelques heures la prise en charge médicale. Mais quand même, dans l'incertitude j'ai préféré "vivre avec" plutôt que lever le doute au plus vite. C'est un certain état d'esprit qui, peut-être, indique une capacité à accepter l'incertitude. D'autres ne la supportent pas. Et c'est là que les deux sujets que j'ai développés dans ce loooong billet se rejoignent peut-être : c'est parce que j'accepte l'incertitude que je peux regarder en face celles de l'avenir. Je n'ai pas besoin de trouver des récits rassurants sur les capacités de l'humanité à trouver des "solutions", ni de fuir les perspectives inquiétantes. Je préfère regarder les choses en face, quitte à voir de multiples possibilités, toutes indécidables, toutes plausibles.
C'est peut-être aussi ce qui fait que je me méfie de l'espérance, quand elle sert à masquer les aspects sombres ou inquiétants de l'inconnu. Je préfère d'abord regarder l'étendue possible des problèmes pouvant survenir... et après, seulement après, me mettre en action en espérant que cela puisse réussir. D'abord une vision envisageant le pire, et ensuite une vision pour aller vers le meilleur souhaité.
C'est ainsi que ma vie trouve son sens.
Préparer l'hiver prochain...