Pendant longtemps l'écriture a été un outil au service de ma pensée perplexe. Elle la prolongeait autant qu'elle l'induisait, l'une nourissant l'autre et inversement. J'aimais cette alliance féconde et y consacrais beaucoup de mon temps. J'avais l'impression de grandir grâce à ce travail rédactionnel et de conscience, et plus encore en le partageant. Et, de fait, j'ai grandi. D'une certaine façon j'ai consolidé une part de mon identité, j'ai élaboré celui que je voulais devenir. En m'écrivant, en me relisant, en ajustant au plus près l'agencement des mots aux nuances de ma pensée, en lisant les retours de perception des lecteurs, je me suis forgé une personnalité. Je me suis trouvé. Il me restait à être pleinement qui je veux, et cela ne peut passer que par l'éprouvé du réel.
Peu à peu, sans que je le décide, le travail de "pensécriture" a perdu son caractère de nécessité. Sans doute savais-je suffisamment qui je suis et ce qui m'importe. Progressivement je me suis détaché de l'introspection continue. Chercher le sens de ce qui m'animait... n'avait plus de sens. J'ai tenté de persévérer dans l'écriture, forçant un peu les choses sans y trouver satisfaction. Je ne compte pas le nombre d'ébauches de textes jamais mis en ligne... L'élaboration est devenue laborieuse, la publication hasardeuse. Je le constate : la magie n'opère plus. Je ne suis plus "porté" par la frénésie digitale courant aussi vite que possible sur le clavier pour ne pas perdre le fil de ce qui se tisse presque à mon insu. Écrire ne m'inspire plus...
Pourquoi ce désinvestissement de l'écriture alors que, je le sens, il suffirait que je m'accorde du temps pour laisser ma pensée se déployer ? Privée de ce support élaboratif ma réflexion reste confinée, ne se projette pas, ne s'ouvre pas aux chemins qu'elle n'arpente pas.
Est-ce regrettable ? Peut-être. Je ne sais pas. Est-ce que je le regrette ? Sans doute un peu. La question s'invite de temps en temps, notamment en voyant ma mère entrer dans la mort à petits pas. Elle ne peut presque plus marcher, sa parole la quitte en même temps que son esprit s'embrume. Elle est là, vivante, mais plus vraiment là. Présente et absente, dans une variante du chat de Schröninger. Dune certaine façon elle est déjà morte, pour moi. Celle que j'ai connue est déjà partie, même si des fragments de lucidité et des bribes d'échange incomplets s'infiltrent encore dans le brouillard de plus en plus opaque qui l'emporte.
La fin de vie, n'y a t-il pas là sujet à réflexion ? N'y a t-il pas un écho avec ma propre fin, dont l'éventuelle imminence, il y a deux mois, à percuté ma conscience ? Et pourtant je n'y pense qu'incidemment, sans m'accorder le temps d'une vraie réflexion méditative. C'est comme si tout cela n'avait pas beaucoup d'importance pour moi.
La fin à laquelle je pense, celle qui m'importe et me navre, c'est celle d'une représentation du monde que je vois se décomposer de mon vivant. De nature insouciante et plutôt optimiste, je me vois sans cesse confronté à une réalité inquiétante, menacée d'issues totalement incertaines mais probablement plus sombres que lumineuses. Le pire n'est pas du tout certain mais les probabilités d'un meilleur me paraissent faibles. Tout mon "travail" intérieur est donc mobilisé pour faire face aux tempêtes à venir. Se préparer à l'incertain. Non seulement préparer ma pensée mais aussi, et surtout, alerter qui veut bien l'entendre au niveau politique. L'individu n'est plus ma cible, sauf s'il dispose de pouvoirs sur le collectif. Je veux toucher la fibre sensible de ceux qui, précisément, ne doivent pas penser à eux-mêmes mais à l'intérêt commun. Il y en a. Seront-ils suffisamment nombreux, à travers le monde, pour que nous évitions le pire ?
Par ailleurs, j'ai toujours été impressionnée par la qualité et la précision de ton écriture, entrelacs de pensées et de signes.