Transmission
Il y a sept ans mes deux parents réunissaient leurs quatre enfants dans une configuration exceptionnelle : reconstituer le noyau familial originel, le temps d'une parenthèse. Sans conjoints, sans petits-enfants. C'était la première fois depuis des décennies et, nous ne le savions pas encore, probablement la dernière. Car la maladie dégénérative de ma mère ayant poursuivi son travail de sape, renouveler l'expérience, un temps souhaité, devint de plus en plus improbable. Aujourd'hui cela n'aurait plus aucun sens.
Ma mère perd peu à peu le contact avec le monde des vivants. Le brouillard qui envahi ses pensées l'égare toujours davantage dans l'élaboration labyrinthique de ses phrases. Elle s'y perd et nous offre désormais trop peu de prises pour que nous puissions la rattraper. Des bribes trop éparses de lucidité ne suffisent plus à tenir conversation. Même parmi nous, elle n'est plus vraiment là. Déjà un peu "partie", elle subit l'épreuve cruelle de ceux qui voient leur corps s'éteindre et le lien entre leur être et leur pensée s'estomper. Elle quitte la vie à petit feu faute d'avoir, suffisamment tôt, entrepris les démarches permettant une mort choisie. Si d'aucuns veulent "mourir vivants", pour elle c'est un peu "vivre la mort". Vivre sa propre extinction, infiniment lentement. Elle le sait et nous le savons. Ainsi, peu à peu, les esprits de chacun se préparent à "l'après", l'idée s'étant désormais bien installée. D'une certaine façon chacun attend la délivrance. Sauf mon père, dont la vie est désormais entièrement consacrée à celle qu'il choie et houspille à la fois, semblant encore espérer une miraculeuse guérison.
Mon père, lui qui a toujours organisé et décidé tout au long de sa vie, prépare les derniers éléments de transmission. Récemment il a voulu me montrer le logiciel sur lequel se trouve la généalogie familiale, me demandant d'en imprimer l'arborescence. Il s'inquiète aussi du sort de la maison familiale, que plus personne n'occupe. Craignant que la maison se dégrade, et ne supportant plus les soucis que cela engendre, il souhaite la vendre... tout en se réservant la possibilité d'y retourner quand même, peut-être. Ambivalent, il lui est difficile d'accepter l'implacable réalité : ils n'y retourneront pas à deux, et encore moins l'un sans l'autre. Nous, leurs enfants (quoique grand-parents...), avons proposé de commencer à faire un premier tri. Bien que soulagé, mon père redoutait cependant que l'on jette inconsidérément des objets qui lui importent. Il a fallu plusieurs fois le rassurer sur ce point (et ce d'autant plus que sa mémoire commence à défaillir..).
Trois de la fratrie se sont donc réunis, il y a quelques mois, pour photographier les meubles et objets de valeur. Quelques semaines plus tard c'était pour commencer à trier ce qui pouvait être jeté sans remords. Pour nous ces incursions dans la maison parentale, qui est aussi celle de notre notre enfance, est une façon d'apprivoiser l'après qui s'annonce. Nous prenons le temps de redécouvrir ensemble des souvenirs dont les propriétaires affectifs sont encore vivants. Cela nous a paru être la meilleure façon de procéder, dans un contexte de sérénité émotionnelle, voire de plaisant partage, plutôt que dans la tristesse post-mortem.
La semaine dernière c'est une autre configuration rarissime qui a eu lieu : les quatre enfants réunis, sans les parents (mais avec deux conjoints et une représentante de la générations suivante). Nouvelle plongée dans leur semi-intimité, jaugeant ce qu'il était préférable de garder encore, même si cela ne servirait plus, ou de jeter parce que sans aucune valeur affective ou identitaire. Mon père a par exemple gardé depuis toujours ses... déclarations d'impôts, soigneusement rangées dans un classeur. Les détruire aujourd'hui serait comme nier ce qui, à ses yeux, était important. De même, si nous avons mis en carton nombre de livres très datés, nous en avons laissé suffisamment sur les étagères, choisis un par un, pour garder l'esprit des lieux. Quant au mobilier et aux divers objets visibles, nous avons tout laissé en place. Il sera temps d'arbitrer plus tard, entre maintien dans la descendance familiale ou abandon à la vente.
Du côté des trésors, nous savions de très longue date ce qui avait une valeur particulière. Non pas une valeur pécuniaire (quoique...), mais une valeur d'unicité. En particulier des photos prises par mon grand-père dans sa jeunesse, c'est à dire il y a un siècle. Des photos très particulières, en ce sens qu'elles permettent une vision en relief. Il s'agit de centaines de plaques de verre, avec deux images prises avec un appareil à deux objectifs ayant le même écartement que les yeux (6,3 cm, si ma mémoire est bonne), à visionner par transparence dans un petit coffret de bois ayant deux oculaires avec ce même écartement. La vision de cette vie d'autrefois en relief - et en noir et blanc - est absolument fascinante. Jeune adolescent j'ai souvent passé des heures à me replonger dans ce temps d'avant, à la fois disparu et familier géographiquement. Je crois que c'est dans cette époque que s'ancre ma perception d'une époque enviable. Non que les conditions de vie de l'époque fussent idéales, mais parce que les paysages étaient encore largement préservés des ravages de la modernité. Je crois que ma conscience écologique profonde est née là, avec ces plaques de verre m'offrant la vision bucolique d'un monde perdu.
Stéréoscope
Ces photos, nous avons passé quelques heures à les redécouvrir ensemble, tentant de reconnaître parmi les visages encore jeunes ceux de nos aïeux auxquels, jusque-là, nous n'avons pas porté grande attention. C'est comme si, avec la mémoire parentale qui va disparaître, nous réalisions que finalement nous ne savions pas grand chose de ces ancètres que nos parents eux-mêmes n'ont connu qu'âgés. Vertige des générations qui se succèdent en se transmettant une histoire impalpable. C'est d'autant plus troublant quand les lieux sont clairement reconnaissables, malgré les transformations qu'un siècle d'urbanisation à pu opérer.
Un autre trésor, insoupçonné celui là, fut la découverte d'un classeur contenant une correspondance conjugale et plusieurs correspondances amicales et familiales. Nous ignorions que notre père avait pu s'épancher ainsi et conserver précautionneusement des courriers personnels. Ce classeur je l'ai emporté, avec l'accord de la fratrie, pour le mettre à l'abri d'une éventuelle disparition s'il prenait à mon père l'idée de le détruire, volontairement (ce qui est peu probable, s'il l'a conservé jusque-là) ou par perte de ces facultés intellectuelles. Je n'ai fait que feuilleter quelques courriers, saisissant leur valeur potentielle... mais aussi, peut-être, leur charge émotionnelle. Pas si simple de découvrir cette part chez un père qui ne dévoilait rien dans ce registre. Sur le plan de la compréhension humaine et familiale il y a cependant certainement d'intéressants rapprochements à faire avec le journal de ma mère. En y ajoutant mes propres écrits, mes enfants auront de quoi lire tout un entrecroisement de récits générationnels intrafamiliaux (si toutefois cela les intéresse... et si l'avenir le permet).