Ils s'aimaient
Plongée dans les archives de correspondance de mon père : j'ai ouvert le classeur aux trésors trouvé récemment dans son bureau. Méthodiquement rangées par ordre chronologique, avec quelques rares erreurs, les lettres de différentes époques de sa vie s'empilent, sagement trouées dans la marge à gauche. Les formats sont disparates, par séries parfois homogènes. Les écritures alternent : la sienne, celle de sa mère, celle de sa femme. Plus rarement celle d'autres membres de sa famille. Et puis quelques lettres de ses enfants, jeunes, ou adressées à eux.
1941-1981, quarante ans de correspondances
Je remonte les années, ne lisant que quelques bribes, jusqu'à retrouver la plus ancienne lettre : 23 mai 1941. Mon père a neuf ans et écrit à sa mère pour la fête qui lui est dédiée. La suivante, chronologiquement, est écrite par son père, Maurice, le 22 juillet 1949. C'est la seule de lui que je trouverai.
Plus rien jusqu'en 1954, quand mon père passe les concours des grandes écoles à Paris. Il a 22 ans. Dans ses courriers, très factuels, il est presque exclusivement question d'épreuves à venir, de pronostics de notes, puis de résultats finaux détaillés. Trois ans plus tard c'est le service militaire, avec préparation au départ en Algérie pour cette classe d'âge. Il embarque en mai 1958 pour Alger, sera en poste à Azrout, en Kabylie. La distance avec sa famille fait que l'échange de courriers s'intensifie fortement. En deux ans, plus d'une centaine de lettres sont échangées avec sa mère (son père étant décédé peu avant) et sa fratrie. Un ami de ses parents lui envoie un courrier amical. La fille de ce dernier aussi, qu'il connaît un peu. Leur vouvoiement marque la distance qui sied à ce genre de connaissance. Ils ne savent pas encore que, quelques mois plus tard, les circonstances les pousseront à s'engager dans une aventure conjugale... qui dure encore à ce jour.
Je n'ai lu que de rares passages de l'épisode algérien, mais suffisamment pour supposer pouvoir y trouver tout un pan de la vie du jeune homme qu'était mon père et dont il ne nous a jamais parlé. Pas plus que nous, ses enfants, qui ne l'avons jamais questionné. Comme s'il s'agissait d'une période à ne pas évoquer, un peu secrète, douloureuse, avec une histoire de trahison de la parole donnée. C'est du moins ainsi que notre mère nous l'a présenté dans notre enfance.
Une lettre écrite au capitaine commandant la section, de la part du jeune sous-lieutenant qui n'était pas encore mon père, m'a un peu plus éclairé sur ce sujet. Il y aurait eu des exactions dans les villages qu'il était chargé de pacifier, commises par d'autres militaires. Je ne dispose malheureusement pas de l'éventuelle réponse du gradé. Mais le courrier n'est-il pas resté à l'état de brouillon non expédié ?
À ce propos j'ignore comment mon père a pu récupérer les lettres qu'il avait écrites à ses proches. Peut-être après leur décès ? Je ne pense pas qu'il aurait gardé des doubles de ses propres missives. Quoi qu'il en soit cette correspondance croisée, malgré des manques, me paraît fort intéressante pour mieux connaître l'homme qu'était mon père jeune et les rapports qu'il entretenait avec sa famille.
Mais le plus intéressant, pour moi, commence avec l'arrivée de la jeune fille qui deviendra ma mère. Je connaissais l'histoire "officielle", je connais aussi la version intime de ma mère grâce à son journal, mais qu'en était-il de la réalité de leurs échanges ? Et bien, non sans surprise, je découvre une correspondance assez "amoureuse". Je dirais presque "classiquement amoureuse", avec toutes les attentions, la prévenance, les mots doux que peuvent se dire deux personnes qui se manquent l'une à l'autre. En particulier quand la distance empêche de se voir, toucher, parler autant que souhaité. La tendresse trouve parfois sa place lorsque l'autre manque et il est alors plus simple d'écrire "je t'aime" que de le dire...
Mes parents s'aimaient, donc, à en croire leurs premiers échanges.
J'ai interrompu mon exploration du jour quand, sur une des lettres que mon père adressait à sa mère, il a été question de... moi, bébé. En lisant que j'appréciais de rester des heures dans le jardin, sous un cerisier, à regarder les feuilles danser, j'ai visualisé très distinctement cette scène immortalisée sur un film super 8 muet, de nombreuses fois projetée sur l'écran familial de notre enfance. Ainsi j'ai le point de raccord avec ce qui a précédé mon existence et ce dont j'ai été partie prenante ensuite.
Cette interruption de lecture est aussi une façon de différer ma plongée dans l'intimité de mon père, qu'à la fois je regrette de n'avoir pas connue plus tôt... et ne me sens pas vraiment à l'aise de découvrir à son insu. Et puis... suis-je prêt à entrer en contact avec sa sensibilité, qu'il a tellement cachée ?